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non les toutes premières, mais les suivantes, les plus véritablement prospères, les plus grassement heureuses. Il suivait de là, pour notre voyant, que les Halles n’étaient pas seulement le temple animé de la nature, mais l’organe de la goinfrerie nationale, à cette heure où le despotisme gavait la France. Et dans cette fête de la matière, le visionnaire aperçut l’esprit; au milieu de cette ronde des « Gras, » il découvrit un «Maigre; » et, dès lors, le principal exercice des Gras fut de pousser ce Maigre hors de la danse ; leurs efforts successifs, nécessairement récompensés à la fin, sa timide résistance et sa défaite, voilà tous les événemens du poème. La proscrit, dévoué à l’idéal, revient à Paris et tombe indiscrètement parmi ces serviteurs du réel. Il n’a, il n’aura jamais, vous le pensez bien, que les os et la peau : charcutiers et poissardes, gens bouffis d’embonpoint, l’accueillent avec méfiance; même le chat de son frère, un matou trop bien nourri, flaire hostilement ce squelette. L’homme, cependant, sous un nom d’emprunt, est nommé inspecteur de la marée ; bientôt éclate, dans la poissonnerie, la conspiration des « gorges géantes lâchées contre sa poitrine étroite. » Ln jour, sa propre belle-sœur, la plantureuse Lisa, le dénonce à la police; il est renvoyé au bagne : et c’est alors que les jambonneaux vont mieux.

Regardé par ce biais, le roman de M. Zola est une sorte de féerie — manichéenne, comme toutes les féeries, mais pessimiste, ce qui est contraire à l’usage du genre : à la fin, le mal domine le bien, la matière étouffe l’idéal, la fée du Gras expulse le génie du Maigre. Sur la scène, où devait manquer le commentaire de l’auteur, cette lutte pouvait-elle se figurer clairement? Il aurait fallu, tout de bon, que l’ouvrage devînt une féerie : à dix heures et demie, aurait dit l’affiche, le ballet des Gorges géantes! M. Zola ne l’a pas voulu. Quand le malheureux Florent arrive aux Halles, pâmé sur une charretée de légumes, et quand il se dresse, comme le spectre de la faim, dans ce débordement de victuailles, combien de spectateurs s’aperçoivent du contraste et peuvent en jouir? Est-ce, d’ailleurs, une si grande jouissance? Un peu plus tard, le voilà planté, comme un drapeau de deuil roulé sur sa hampe, au milieu de ce magasin où tout paraît rebondi et joyeux. Tandis que son frère, donnant la leçon à un apprenti, compose une galantine, il raconte à sa petite nièce l’affreuse mort d’un de ses compagnons d’exil. La recette culinaire et la complainte vengeresse alternent par couplets. Encore un contraste, et, selon M. Zola, un drame : entendez-vous le choc des Gras et des Maigres? En 1858, la charcuterie était heureuse, et l’idéal souffrait : voilà le sens de cet accompagnement ironique et de cette mélopée douloureuse. Oui, je comprends: que M. Zola ne se fâche pas ! Mais, quoi ! il prétend qu’ici la guerre est déclarée par un décret de la nature, et que la bataille se livre entre des personnages déterminés par le milieu! La nature veut donc