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leur entourage, ainsi considérée à part, peuvent prêter à la plaisanterie. Mais lorsqu’on suit patiemment toute cette épopée de la nature comestible, on n’a pas envie de rire : on est gagné bientôt par l’ivresse du poète, on prend au sérieux les métaphores extrêmes de sa rhétorique; on partage son hallucination jusqu’au bout, et nulle part, ou presque, on ne le soupçonne d’emphase ni de préciosité. On respire avec lui dans ces Halles comme dans une grotte aux parois frémissantes et pullulantes, peuplée de satyres et de nymphes et de zoophytes à figure humaine... Ha ! qu’est-ce que je frôle? Est-ce un dieu, un homme, une bête ou un légume? Dans le doute, je suis saisi de respect : je sens le mystère de la vie.

Mais au théâtre une vie moins mystérieuse et plus personnelle exciterait plus d’émotion : a-t-on jamais entendu parler des tragiques aventures d’un zoophyte ? D’ailleurs, le poète n’étant plus là pour commenter l’action et interpréter la réalité visible, un spectateur s’avisera-t-il que les jambonneaux changent de mine? Hélas ! plus parfaitement ils seront reproduits, plus ils seront immuables, indifférens au drame. Personne, ici, ne verra les langues rougir ni pâlir; et à les regarder, toujours identiques, on se lassera bientôt. Si bien imitées qu’elles soient, admettez même qu’elles soient vraies, elles seront insensibles et muettes, on s’ennuiera dans leur société. La voilà, cette fois, la nature morte ! Après la première surprise, elle est fastidieuse. Et, d’autre part, les accessoires et le milieu n’auront plus sur les personnages humains de si puissans effets. Le décor nous renseignera peut-être sur la condition des gens et sur quelques-unes de leurs habitudes; mais leur caractère, mais leur histoire prochaine, comment les révélerait-il? La scène représente une charcuterie: cet homme est donc un charcutier. D’après le témoignage de sa boutique, il est à son aise, il est soigneux; mais encore...? Plusieurs charcutiers, pareillement riches et soigneux, peuvent cacher des âmes différentes et marcher à des fins diverses : l’un sera peut-être assassin; l’autre, victime. Est-ce sûr enfin que tel charcutier ne ressemblera pas à tel épicier plus qu’à aucun de ses confrères? Dans le roman, l’homme n’est que le symbole de la matière qu’il touche; l’écrivain, qui a inventé ce mythe, nous met dans sa confidence : à la bonne heure ! Au théâtre, il n’est pas de compère pour nous donner un avis pareil; et c’est peut-être heureux: quelle vertu dramatique attendrions-nous de ce héros, si nous savions qu’il n’est qu’un emblème de la charcuterie ? A le voir même en fonctions, les mains dans le saindoux, nous ne croyons pas le connaître tout entier.

Aussi bien, dans le poème de M. Zola, il y avait une autre action que les actions particulières de ces gens exerçant chacun son métier, chacun avec la sûreté d’une allégorie. Cette partie de l’histoire des Rougon-Macquart se déroulait pendant les premières années du second empire,