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là-bas, dans la rue du Pont-Neuf, une masse qui serpente et oscille, c’est que le monstre remue la queue. Ou plutôt encore, cet énorme animal, c’est toute la matière vivante, nourrice et amie de l’homme ; c’est toute la nature, telle qu’un autre poète, Baudelaire, l’a décrite :


La nature est un temple où de vivans piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles :
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers…


L’homme, c’est M. Zola : sur son passage, les piliers vivent et les symboles s’éveillent. Voyez plutôt, dans le pavillon de la Marée, Claire Méhudin, avec sa u peau mince, » rafraîchie par le courant des viviers, — « éternellement, » — Et « sa petite face d’un dessin noyé : » n’est-ce pas la nymphe des eaux douces ? Voyez sa sœur, préposée aux poissons de mer, « irritante, trop salée,.. avec son grand corps de déesse… » Dans le pavillon de la Volaille, admirez Marjolin : « ses joues, ses mains, son cou puissant au poil roussâtre, ont la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses ; » n’est-ce pas le faune de la basse-cour ? Et la Sarriette, un peu plus loin, est la divinité des fruits : c’est elle, ses bras, son cou, qui donnent aux fraises et aux prunes « cette vie amoureuse, cette tiédeur satinée de femme. » Comment le contester ? Une vieille marchande, à côté, « n’étale que des pommes ridées, des poires pendantes comme des seins vides… » Aussi bien, dans tout le quartier, un échange de dons se fait par une contagion perpétuelle entre les personnes et les choses. La belle Lisa est « l’âme, la clarté vivante, l’idole saine et solide de la charcuterie. » Elle a émané de la chair à saucisses, comme autrefois Aphrodite de l’écume des flots ; et une parenté subsistera toujours, dans la bonne et la mauvaise fortune, entre cette reine et tout ce qui est de son royaume. Est-elle inquiète, par hasard ? Son neveu remarque aussitôt que l’étalage a l’air « tout embêté. » Ce n’est pas une illusion ; M. Zola le certifie : « C’était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnes figures des jambonneaux, toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés. » Mais, à la fin, quand Lisa est rassurée, toute la famille redevient heureuse : « l’étalage avait une félicité pareille ; il était guéri, les langues fourrées s’allongeaient plus rouges et plus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figures… »

Niera-t-on que ce milieu détermine ces personnages ? Il fait bien plus, il les crée ; il reste associé avec eux et participe d’une même vibration. Le signalement des héros, ainsi détaché du récit, et la physionomie de