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siècle, et qui, dans sa rapide carrière, avait donné l’idée du plus vaste génie qui eût encore paru?

Le moi s’opposant en nous à Dieu, c’est nous seuls, dit Pascal au nom de l’Évangile, que nous devons haïr, et Dieu seul que nous devons aimer. Remarquons, avant d’aller plus loin, que Pascal, avec son ordinaire ardeur, force ici le sens de l’Evangile pour le rétrécir.

L’Évangile, en recommandant de se craindre et de se haïr, n’enseigne pas à n’aimer que Dieu seul. D’accord avec la Bible, il unit, dans l’amour qui doit remplacer l’égoïsme, les hommes avec Dieu, ces âmes qui nous entourent étant comme des dieux visibles où se révèle à nous l’invisible. C’est ce qu’avait compris aussi cette antiquité, cette antiquité grecque particulièrement, qui montrait dans l’amitié, par laquelle nous apprenons le sacrifice, la voie de la perfection.

Remarquons pareillement que l’Évangile n’a pas prescrit la solitude farouche où s’enfonce le fakir de l’Orient, et dont s’éprit Pascal. Jésus-Christ y dit, en se comparant au précurseur qui avait vécu au désert de miel silvestre et de sauterelles, que, quant à lui, il est mangeur et buveur (manducans et bibens) ; c’est-à-dire qu’il ne dédaigne pas de prendre place à la table des humains ; et c’est à un repas du soir, entouré d’hommes à la vie desquels est mêlée sa vie, tout près de lui celui qu’il aime entre tous, qu’après le chant d’un hymne, hymno dicto, il fonde le rite suprême, consommation des mystères antiques, où la divinité se communique à tous. Autre remarque semblable. Pascal dit : « j’aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l’a aimée. » Mais en signalant dans la richesse le plus grand obstacle à la perfection, Jésus-Christ n’a pas dit d’une manière absolue : « Heureux le pauvre !» Il a dit : « Heureux qui est pauvre par l’esprit, » c’est-à-dire celui qui, parmi la richesse, pareil à ce philosophe qui, voyant ses esclaves fatigués par les sacs d’or qu’ils portaient, les leur faisait aussitôt abandonner, dédaigne la richesse au prix de quelque chose de meilleur. Sans faire comme saint François d’Assise, qui, sur la fresque de Giotto, prend pour épouse la Pauvreté, et comme ses disciples, qui ne voulaient de pain que celui qu’ils avaient mendié, beaux symboles d’ailleurs d’un sublime désintéressement : heureux celui qui place le bien dans la « seule chose nécessaire ! » Pour réaliser dans toute sa grandeur l’idéal évangélique auquel il aspirait, et où, sans doute, il eût atteint, si la vie ne lui eût prématurément fait défaut, Pascal avait donc à s’élever encore à ce point de vue qu’indiquait le Christ, d’où l’on considère la perfection morale, non comme dépendant de telle ou telle forme particulière d’existence dans la sphère des sens