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tout à l’égard du néant ; un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti. » — « Notre intelligence tient, dans l’ordre des choses intelligibles, le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature. Borné en tout genre, cet état, qui tient le milieu entre deux extrêmes, se trouve en toutes nos puissances… Trop de distance et trop de proximité empêchent la vue ; trop de longueur et trop de brièveté du discours l’obscurcissent ; trop de vérité nous étonne : les premiers principes ont trop d’évidence pour nous. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit ; trop et trop peu d’instruction… Enfin, les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent ou nous à elles. Voilà notre état véritable. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottans, poussés d’un bout vers l’autre. »

Pour réduire ces hautes considérations à leur juste portée, il y faudrait joindre que Descartes, et depuis Leibniz, traitant de l’infini avec plus de rigueur, ont fait voir, ce que Kant devait développer après eux, que nous ne concevons dans la nature que de l’indéfini, c’est-à-dire des grandeurs qui ne peuvent être bornées, et reculent toujours devant l’imagination qui les poursuit ; mais que c’est chose toute différente, et où atteint l’intelligence, quoi qu’en ait dit Kant, que l’infini, qui n’est autre que l’esprit absolu, être tout intelligible, que la pensée se sent obligée de concevoir comme dépassant toutes bornes. Or, dans la conception de l’infini, la raison, loin de souffrir, se trouve à l’aise, toute limite lui étant obstacle et gêne, et, encore plus que la raison, la volonté, dont le propre, a dit Descartes, est l’infinité. Pascal a dit : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » C’est là le langage de la seule imagination. La pensée, la volonté, ne redoutent pas l’infini. Là seulement elles peuvent déployer tout leur vol, et dans une immensité que remplit la parole divine, il n’y a ni vide ni silence qui puissent les effrayer. L’imagination est sujette à l’appréhension et à l’éblouissement : plus la pensée s’élève, moins elle connaît le vertige. L’indéfini nous épouvante, l’infini nous rassure. Et c’était bien en réalité la manière devoir de Pascal, comme ce fut celle de Descartes et de Leibniz. Car, tout en peignant l’homme comme voué à l’agitation dans la médiocrité, il parle de la perfection, de nature divine, comme d’une extrémité où nous sommes faits pour trouver le repos. Aristote avait dit de la vertu : c’est un milieu si l’on considère l’excès et le défaut des passions opposées entre lesquelles elle est placée : en elle-même, étant perfection, elle est extrémité.