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de l’esthéticisme. L’objet de l’attaque est plutôt, croyons-nous, un programme que M. Bourget résume à merveille en ces termes : « Composer la vie d’impressions d’art et de cela seulement. » C’est le cela seulement qui révolte Vernon Lee, trop artiste lui-même pour ne pas se rendre compte, en somme, que l’esthéticisme est sorti, comme tout ce qui le remplacera, d’un irrésistible besoin d’idéal et de poésie que rien ne saurait éteindre dans les âmes anglaises, et qui est nécessaire pour faire contre-poids aux instincts d’utilité pratique. Ce besoin peut aboutir à toute sorte d’égaremens, sans être pour cela moins noble en son essence. Vernon Lee le reconnaît tacitement : la générosité de Walter Hamlin, les élans chevaleresques du petit Chough, les enthousiasmes naïfs d’une gentille Mrs Spencer, dont le préraphaélitisme désordonné n’est au fond qu’un excès d’admiration filiale, tout cela témoigne de son impartialité. Que ses sympathies intimes et personnelles soient d’ailleurs avec les forts qui se dévouent au bien plutôt qu’avec les raffinés qui se consument dans une recherche exclusive et souvent vaine du beau, il n’y a pas à le nier. Les demoiselles libres penseuses, éprises de missions sociales et de réformes humanitaires, le trouvent bienveillant, tandis qu’il stigmatise au fer rouge Sacha Elaguine, la femme féline qui flatte, qui caresse, qui enlace, cette sirène russe que dominent ses nerfs en désarroi. Certes, la plume de Flaubert n’a pas traité plus hardiment ce mal terrible qu’il faut bien nommer de son nom : l’hystérie. Mais comme, au milieu des scènes les plus violentes, on se rappelle ce mot du philosophe Baldwin : « j’aurais voulu me jeter aux genoux de Flaubert, pour le supplier de retrancher bien des passages de Madame Bovary, que je considère cependant comme un livre utile et moral ! » Moral en ce sens que la vue du mal est nécessaire si elle doit contribuer à diminuer le mal, et saine si elle doit éveiller notre indignation, parce qu’il est bon que nous gardions le pouvoir et le droit de protester et de haïr. La faute serait de représenter le mal comme le maître unique de la terre, car en ce cas nous n’aurions plus à combattre pour aucune cause, et nous risquerions d’oublier de nous défendre nous-mêmes. Tout ce qui contribue à affaiblir nos énergies pour le bien, voilà l’immoralité véritable ; voilà l’immoralité profonde du pessimisme.

Malheureusement, les idées de la masse des lecteurs anglais sur les questions de morale sont beaucoup moins larges que celles de Vernon Lee, nous avons eu déjà l’occasion de le dire. Le romancier a donc contre lui ceux de ses compatriotes qui évitent de « voguer trop près du vent, » qui nient le ma! avec l’obstination de l’aveuglement ou de l’hypocrisie, ceux qui ont peur des mots, ceux