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nobles de l’esprit humain, de ne vouloir intéresser qu’aux choses dont on peut tirer profit, bien loin qu’elles abaissent ou salissent l’imagination. Nous ne sommes pas là en face d’aventures vulgaires. Il faut amener le lecteur à comprendre comment la pensée de ce que deviendra l’extraordinaire beauté d’Anne Brown s’empare de Hamlin, hantant jour et nuit son cerveau d’esthète ; cette royale créature s’éteindra donc inconnue dans l’obscurité, après avoir couru le cachet laborieusement ou servi de ménagère à un boutiquier qui l’épousera, si elle ne devient pas la maîtresse de quelque méchant petit artiste anglo-florentin. Cette pensée qui le remplit de colère inspire au poète deux sonnets : Lost loveliness, Stillborn Joy, Beauté perdue et Joie mort-née. En les écrivant, il se dit que, dans un milieu favorable, cette pauvre inconnue serait cependant la plus belle femme de l’Angleterre, c’est-à-dire de la société préraphaélite qui représente l’Angleterre à ses yeux. Mais comment la transporter dans ce milieu favorable ? l’idée lui vient de jouer le rôle de Pygmalion, d’éveiller à la vie de l’intelligence et du sentiment cette statue sublime. N’allez pas croire qu’il s’y prenne pour cela de la façon qui pourrait tenter, ne fût-ce que passagèrement, tout autre qu’un esthète !

Déjà il choisit en lui-même la pension lointaine où il la placera pour deux ans, le quartier de Londres où il l’installera ensuite, celle de ses propres parentes qui pourra le mieux lui servir de chaperon. Il se voit avec délices entamant une longue cour à laquelle il ne fixe pas de terme, l’amour platonique étant le seul qui vaille qu’on le rêve. Cependant Anne Brown continue à poser pour lui en Vénus victorieuse. Repoussez encore toute pensée grossière: la Vénus victorieuse d’un peintre préraphaélite n’a rien de commun avec aucune autre Vénus ; la plus austère des religieuses pourrait se reconnaître dans cette dame vêtue de brocard d’un vert assourdi sur fond d’or et assise dans un paysage mélancolique, au coucher du soleil, sous le dais que forment au-dessus de sa tête des branches de palmier entrelacées. Sa main tient une de ces palmes brisée, traînant jusqu’à terre. Une expression de tristesse insondable et d’inexplicable mystère se dégage de toutes les lignes de ce visage prêté à la déesse de l’Amour. Le tableau, du reste, ne fut jamais achevé ; il ne servit que de prétexte à de brefs entretiens, grâce auxquels l’artiste put s’assurer que son modèle, orgueilleux et taciturne, n’était en réalité qu’une enfant ignorant tout du monde, insensible à tout jusque-là, sauf à de précoces douleurs. C’était ainsi qu’il la voulait.

Rien de plus délicat que les précautions avec lesquelles il la supplie de se fier à lui pour recevoir l’éducation qu’elle désire