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en Italie au moment où l’Italie, après tout le reste, a cessé de l’intéresser. Le monde, en général, n’est plus pour lui qu’une buée pâle et prismatique pleine d’ombres vagues, et son talent se ressent de cette espèce de décoloration qu’il porte en lui. L’indifférence même d’être devenu indifférent à tout l’a gagné peu à peu, si jeune qu’il soit encore. Il n’y a guère plus d’une douzaine d’années qu’il était considéré comme un type combiné d’Eros-Apollon à Oxford, où il figurait couronné de fleurs dans ces étranges soupers de dieux grecs, de troubadours provençaux, de héros scandinaves qui divaguaient après boire en costumes de fantaisie sur une foule de questions transcendantes, et ces jours de folie, désormais noyés pour lui dans le vague d’un rêve, ont été rappelés par un de ses vieux camarades du nom de Perry qui, maintenant, fait à Florence de la peinture pour vivre. Il le faut bien, car Perry a femme et enfans; la femme, — Elle le mène haut la main, — une prétentieuse créature, aux allures de Sapho, qui, loin de soigner son ménage, traîne dans la poussière les plis droits d’une robe à la grecque ; les enfans, — six, dont cinq filles, — Des anges préraphaélites, déjà bercés de poésie esthéticienne et qui, se sachant les plus beaux de Florence, ont l’habitude de poser dans tous les ateliers, où on les bourre de bonbons pour les faire tenir tranquilles. Ces enfans, dont une mère extravagante dirige l’éducation intellectuelle, ont pour bonne une jeune fille qui deviendra l’héroïne du roman, Anne Brown.

Elle apparaît à Walter Hamlin dans une pièce voisine de la cuisine, où elle est occupée à repasser, tout en chantant d’une voix curieusement métallique, qui ressemble moins à celle d’une femme qu’à la voix d’un jeune garçon. Hamlin est frappé de son genre de beauté, bien fait pour ravir un esthète: des yeux immenses d’un gris bleu sombre, sous les masses obscures d’une chevelure sans lustre, crépelée au-dessus d’un front étroit de statue, des joues légèrement creusées, des lèvres un peu fortes, un teint dont la pâleur opaque et uniforme rappelle le marbre antique, tout cela lui compose une physionomie sérieuse, profondément et majestueusement triste, presque tragique, pourrait-on dire. Oui, c’est une statue, ni grecque ni romaine pourtant, et qui aurait plutôt quelque chose de juif, voire d’éthiopien ; elle fait penser à certaines figures grandioses de Michel-Ange. Détail inouï, elle parle anglais sans accent.

Hamlin, dont les émotions d’artiste sont agréablement excitées, apprend qu’elle est Anglaise, en effet, née en Italie d’un Écossais et d’une Sicilienne. Le père, un ouvrier, ivrogne et républicain, s’est tué; cette sinistre histoire recommandait l’orpheline à l’intérêt de