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caverneuses, aux yeux hagards, aux chevelures invraisemblables, ridiculement accoutrées à l’instar des primitifs, tantôt à écrire sous forme de légendes, de ballades ou de sonnets, un insupportable et prétentieux galimatias.

Tout cela est assez vague, en somme, dans la mémoire de ce qui représente en France une majorité. Il n’est donc point inutile peut-être de rappeler aux lecteurs de Miss Brown que sous « le ciel bas et positif de l’Angleterre[1] » sont nés les plus ardens chercheurs d’idéal, les amans les plus passionnés de la beauté qui aient existé jamais. L’Italie, vers laquelle de pareilles organisations poétiques devaient tendre fatalement, a mis une empreinte indélébile à ces âmes du Nord, profondes comme ne le seront jamais des âmes méridionales. Elle a fourni un élément partout visible au panthéisme d’un Keats et d’un Shelley, au romantisme d’un Byron, son influence a fait germer des fleurs exquises sur ce sol anglo-saxon auquel tient si fortement par les racines le double génie d’Elisabeth Barrett et de Robert Browning, enfin elle a infusé en plein XIXe siècle à un groupe de peintres et de poètes appartenant à la colonie britannique qu’elle attire et qu’elle retient le culte des formes d’art antérieures au XVIe siècle. Les frères préraphaélites, précurseurs des esthètes, qui ne sont que les décadens de cette école, se rangèrent dévotement à la suite de Dante et de Giotto; ils ne cherchèrent leurs inspirations que dans le moyen âge et dans l’aube de la renaissance. Comment leurs disciples ont pu mêler au mysticisme symbolique un culte moins pur pour Villon, puis pour Baudelaire et Théophile Gautier, c’est le secret de ces dilettantes, qui s’éprennent tour à tour ou même à la fois de toutes les curiosités. Ce qui avait été chez les préraphaélites proprement dits une nostalgie sincère, quoiqu’un peu maladive peut-être d’idéalisme sentimental, devint très vite affectation chez les esthètes; ils s’appliquèrent à protester contre ce qu’il y a de formaliste dans l’esprit anglais, non-seulement par leurs œuvres, mais par leurs allures et leurs habitudes. L’archaïsme, purement intellectuel d’abord, qu’ils affichaient, s’étendit jusqu’à l’ameublement, jusqu’au costume; ce fut un défi porté au cant anglais par un autre cant qu’exaspéraient probablement la contradiction et le désir d’étonner. On connaît cette émulation à s’entre-dépasser dans une même voie qui conduit finalement toutes les coteries aux dernières limites de l’exagération et de l’absurde. Les beaux jours de 1830 avaient été en France témoins d’une révolution du même genre : l’air fatal, les poses penchées, les pâleurs de clair de lune.

  1. Elisabeth Barrett Browning. — Poètes modernes de l’Angleterre, par Gabriel Sarrazin, 1 vol. Paris, 1885.