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remarquer avec beaucoup de justesse l’auteur de Miss Brown, supposons développé en manière de roman le thème si pathétique et si généreux pourtant d’Aurora Leigh, un tel ouvrage ne trouverait ni éditeur ni acheteur. Ce parti-pris de réserve, qui touche à la pruderie et à l’étroitesse, empêche, sauf dans les cas où le génie éclate malgré toutes les barrières, une représentation suffisamment franche et complète de la vie. Vernon Lee, qui appartient à la pléiade émancipée des auteurs anglais habitant l’Italie, semble s’être proposé d’éviter un double écueil : celui du pessimisme à la mode sur le continent et qui se voue systématiquement, pour ainsi dire, qu’il soit question de caractères ou de ce qu’on appelle le monde, à n’explorer que certaines cavernes fangeuses, certains détours suspects, et celui du pharisaïsme insulaire qui donne souvent, dans le sens opposé, des impressions non moins fausses, en affectant d’ignorer comme si elle n’existait pas une partie intégrante, quoique lamentable, des rouages de l’humanité. Autant nous sommes las, en effet, de voir étaler à plaisir les turpitudes grandes et petites dont la recherche exclusive accuse, chez nos naturalistes, une sorte d’obsession sensuelle qui accapare tout leur esprit, et les met hors d’état de découvrir ce qu’il peut y avoir de noble à côté de ce qu’il y a certainement d’ignoble, autant nous restons froids devant les peintures de mœurs. t de sentimens atténués, corrigés à l’usage des demoiselles. L’alliance du plus pur idéal et de la plus audacieuse réalité, le goût des choses élevées et celui des choses vraies que l’on rencontre dans Miss-Brown, en dehors de toute convention, nous frappe donc particulièrement ; voilà un événement littéraire arrivé sur les confins de ces mondes si différens, la pensée française et la pensée anglo-saxonne. C’est comme un pont hardiment jeté au-dessus de l’abîme qui les sépare. L’évidente droiture d’intention de la femme supérieure qui signe Vernon Lee, même quand elle nous montre sans voiles les plaies de son temps, est une leçon et un exemple dont on pourra profiter des deux côtés de cette frontière intellectuelle.

Il est vrai que l’effet produit d’abord a ressemblé plutôt à un scandale ; pour nous, le livre au contraire atteste cette étrange intensité de vie morale dans le bien et dans le mal que reconnaissent chez les Anglais tous ceux qui, sans s’arrêter à la surface de maintes excentricités tout individuelles, vont droit aux grands mouvemens généraux. « Cette étrange intensité de vie morale, » le mot est de Vernon Lee, ou, — donnons-lui une fois son vrai nom que tout le monde connaît,-— De miss Paget elle-même. Vivant le plus souvent à l’étranger, elle est dans la meilleure situation pour apprécier par la comparaison le fort et le faible de son pays ; l’habitude de la critique, dans laquelle