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fonctionnaires et de gens d’affaires; les Arabes seront déçus ; après avoir cru que nous adoptions enfin cette sage maxime : « l’Afrique par les Africain?, » ils se verront menacés, repoussés; les Italiens et les Maltais se joindront à eux, et cette population hétérogène, qui de toutes parts s’était si volontiers ralliée à nous, n’aspirera plus qu’à l’indépendance.

Sans doute, le danger de l’annexion est éloigné de nous; le gouvernement français s’y est nettement opposé jusqu’ici, mais il peut changer d’opinion, être débordé; il peut, sans y prendre garde, céder peu à peu à des sollicitations particulières, sur des points qui semblent sans importance, et croire qu’il maintient intact le principe du protectorat, alors qu’il en prépare la ruine dans l’avenir. Si, insensiblement, par un enchaînement de concessions ou de faiblesses, l’administration perd de sa force, si la Tunisie dépense trop et s’endette, si le pouvoir du bey est trop réduit, si des troubles naissent, le public français, qui n’est pas tenu de bien comprendre l’avantageux artifice du protectorat, demandera qu’on chasse ce bey, et quand les journaux, quand la chambre transmettront au gouvernenement cet ordre impérieux, il faudra bien qu’il s’exécute.

Il ne suffit donc pas de ne point vouloir de l’annexion, il faut tout prévoir pour qu’elle ne s’impose pas avant l’heure. En résumé, respectons les Arabes, ne serait-ce que pour les obliger à se respecter eux-mêmes; ménageons du moins leur fierté, ne les humilions pas : on s’abaisse en avilissant ceux qu’on veut dominer, et, puisque c’est par eux que nous devons gouverner, stimulons leur activité, ne les laissons pas s’abandonner, devenir passifs, irresponsables; encourageons-les, au contraire, à croire en nous, à devenir nos auxiliaires, nos associés. Pour y réussir, continuons à leur montrer que leur intérêt est de nous suivre ; ne cherchons pas à en faire des pseudo-Européens ; songeons que cinquante années de cohabitation avec nous ont glissé sur les Algériens sans les modifier; ils tiennent tant à ne pas nous ressembler, même en apparence, qu’ils n’ont même pas changé la forme de leurs vêtemens. Quant aux étrangers, dont les mécontentemens pourraient provoquer maladroitement l’annexion, imposons-leur une attitude irréprochable par notre équité : qu’ils jouissent en sécurité des avantages qu’ils doivent à notre prise de possession de la régence, qu’ils comptent sur notre justice comme ils s’y soumettent ; qu’ils travaillent et possèdent en toute liberté : ne leur contestons pas une place qu’ils ont prise, nous l’avons vu, parce que nous ne pouvions pas la leur disputer, et ne nous plaignons pas de les voir réussir, car ils produisent et consomment, et, par conséquent, ils enrichissent le pays. Quant aux Français enfin, il faut plus que les laisser faire, il faut les aider : comment? en les avertissant, autant que possible, avant qu’ils ne quittent leur pays,