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inspire » suppriment autour de lui tout bien-être, toute commodité, tout entretien ou commerce facile ; nul lien, sauf celui du commandement et de l’obéissance. « Le petit nombre des hommes qu’il distingue, Savary, Duroc, Maret, se taisent et ne font que transmettre des ordres... Nous ne leur apparaissions et nous n’apparaissions à nous-mêmes, en faisant uniquement la chose qui nous était ordonnée, que comme de vraies machines, à peu près pareilles, ou peu s’en faut, aux fauteuils élégans et dorés dont on venait d’orner les palais des Tuileries et de Saint-Cloud. »

Pour qu’une machine fonctionne bien, il faut que le machiniste ait soin de la remonter souvent, et celui-ci n’y manque pas, surtout après une absence. Pendant qu’il revient de Tilsitt, « chacun fait avec anxiété[1] son examen de conscience, cherchant sur quelle portion de sa conduite le maître sévère pourra, à son retour, exprimer son mécontentement. Épouse, famille, grands dignitaires, chacun éprouvait plus ou moins cette angoisse, et l’impératrice, qui le connaissait mieux qu’un autre, disait naïvement : « L’empereur est si heureux qu’il va sûrement beaucoup gronder. » Effectivement, à peine revenu, il donne son tour de clé, fort et rude ; puis, « satisfait d’avoir imprimé cette petite terreur, il paraît avoir oublié ce qui s’est passé et reprend son train de vie ordinaire. » — « Par calcul et par goût[2], il ne se détend jamais de sa royauté : » — De là, « une cour froide et muette,.. plutôt triste que digne; sur tous les visages, une expression d’inquiétude,.. un silence terne et contraint. » A Fontainebleau, « parmi les magnificences et les plaisirs, » nul agrément ou jouissance réelle, pas même pour lui. — « Je vous plains, disait M. de Talleyrand à M. de Rémusat; il vous faut amuser l’inamusable. » Au théâtre, il rêve, ou bâille ; défense d’applaudir; devant le défilé « des éternelles tragédies, la cour s’ennuie mortellement ;.. les jeunes femmes s’endorment; on sort du théâtre, triste et mécontent. » — Même gêne dans ses salons. « Il ne savait et, je crois, ne voulait mettre personne à son aise, craignant la moindre apparence de familiarité et inspirant à chacun la crainte de s’entendre dire, devant témoins, quelque parole désobligeante... Pendant les contredanses, il se promène entre les rangs des dames, pour leur adresser des mots insignifians ou désagréables, » et jamais il ne les aborde qu’avec « gêne et mauvaise grâce ;» au fond, il est défiant et malveillant[3] à leur endroit. C’est que « le pouvoir qu’elles ont acquis dans la société lui semble une usurpation insupportable. » — Il n’est jamais sorti de sa bouche

  1. Mme de Rémusat. III, 169.
  2. Ibid., II, 32, 223, 240, 259, III, 169.
  3. Ibid., I, 112, II, 77.