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lui construire une maison, créer des villages, les relier sans retard aux villes par des routes. La France étant décidée à ne rien dépenser en Tunisie, il était impossible d’adopter un système dont l’application lui eût imposé pareilles charges. Eût-elle consenti à ce sacrifice, quelle était la situation des concessionnaires ? S’ils ont quelque argent, il est inutile de leur donner des terres qui leur coûteront beaucoup plus à mettre en valeur que celles qu’ils achèteraient sans formalités, à bas prix, aux Arabes, et qui produiraient dès la première année des revenus; seuls, des agriculteurs ignorans et légers solliciteraient ces concessions, trompés par la perspective d’être propriétaires sans débourser. Le jour où ils découvriraient qu’elles ne donnent de récoltes qu’après un long temps, au prix de patiens efforts, ils les abandonneraient ou, comme il est arrivé si souvent en Algérie, les vendraient aux Arabes ou à des étrangers plus résistans. S’ils sont pauvres, les illusions chez eux sont d’autant plus grandes; l’état, quelque généreux soit-il, ne peut pas leur fournir tout ce qui leur manque. Sans crédit, ils empruntent à des conditions écrasantes ; une récolte mauvaise ou insuffisante, un faux calcul les ruinent et, quand ils ne sont pas découragés dès le début, eux aussi sont forcés de vendre à leurs prêteurs ou d’abandonner leur domaine ; leurs familles retombent à la charge du gouvernement, qui avait cru bien faire en dépensant de l’argent pour les tenter et qui doit en dépenser encore pour les entretenir ou les rapatrier.

Tous ceux qui ont vu, sur les belles routes algériennes, tant de villages neufs, construits à grands frais, dans une intention si patriotique et si respectable, depuis quinze ans et déjà déserts, ne m’accuseront pas de montrer sous des couleurs trop sombres les inconvéniens du système des concessions. En Algérie d’ailleurs, où nous faisions tout à nos frais, notre gouvernement s’étant substitué à celui des Turcs et des Arabes, ce système devait fatalement s’imposer ; un des moyens les plus efficaces pour faire reculer vers le sud les indigènes qui nous résistaient et les empêcher de revenir était de faire occuper leurs terres par des Français; et comment attirer ces Français, sinon par quelque tentation? Mais en Tunisie, on n’a pas désespéré des indigènes, on leur a laissé le temps de se calmer, de revenir, non plus en ennemis, mais en simples cultivateurs; d’autre part, les immigrans affluent, le climat est presque partout, sauf dans quelques plaines inondées, d’une salubrité admirable, la terre est riche, facile, elle demande, relativement aux terrains accidentés d’Algérie, peu d’efforts à l’homme pour l’enrichir, elle a toujours été plus ou moins cultivée ; il suffisait d’en assurer la libre possession et d’en faciliter la vente, de mettre fin aux exactions, pour tenter bien autrement que par l’appât des concessions les capitaux