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Ce qu’elle sait bien, en revanche, et nous arrivons à la principale cause d’impopularité de nos expéditions lointaines, c’est que nous n’avons pas d’armée coloniale, autrement dit que nul en France ne peut se croire en temps de paix. Chacun étant aujourd’hui soldat, les électeurs, ouvriers, laboureurs, commerçans, rentiers, consentent à se séparer momentanément de leurs fils et à les envoyer sous les drapeaux pour la défense du territoire ; mais les voir exposés à s’embarquer pour des contrées inconnues, malsaines, à aller combattre des sauvages, Touaregs, Hovas, Pavillons-Noirs, en Afrique, à Madagascar ou en Chine ! Cette perspective les mécontente d’autant plus qu’ils entendent contester l’utilité de leurs sacrifices. Là-bas, les pauvres enfans subissent pour leur entrée dans la vie de rudes épreuves ; ils sont trop jeunes, non pour se battre bravement, mais pour supporter les fatigues, les marches forcées, les fièvres auxquelles résistent seules des troupes spéciales aguerries ; beaucoup succombent ; d’autres prennent le mal du pays : ils sont trop loin, leur isolement dure trop longtemps ; s’ils tombent malades, ils désespèrent ; quand ils écrivent, ils savent que leurs lettres ne seront pas lues avant un mois ; où seront-ils quand ils recevront les réponses, les recevront-ils jamais ? En France, on se communique avec attendrissement ces lettres, on se les montre de maison en maison, dans les villages ; les journaux de la ville les publient, et, en les lisant, ceux-là mêmes qui ont reçu de leurs enfans de bonnes nouvelles se demandent ce qu’apportera le prochain courrier ; des milliers de familles vivent dans une angoisse communicative, les députés sont assiégés par les électeurs influens. Sommés d’avoir à faire cesser au plus vite ces maudites campagnes, il faut qu’ils parlent, sous peine d’être accusés de négligence ; ils interpellent le gouvernement, et si par malheur survient un échec passager, si l’issue d’un combat est douteuse, la chambre elle-même est prise de panique ; si elle ne renverse pas le gouvernement, elle l’oblige à rappeler trop tôt ou en trop grand nombre des troupes pour rassurer le pays : tous les sacrifices déjà faits sont compromis, le plus souvent à recommencer. On a dit : Ce sont les effets du suffrage universel ; erreur ; — Lisez l’ouvrage de M. Camille Rousset : « Pendant la moitié des dix premières années de la conquête (de l’Algérie), » — il y a par conséquent cinquante ans, « la chambre n’eut le courage ni de répudier absolument la conquête, ni de faire tout d’un coup les sacrifices d’hommes et d’argent que son hésitation rendait de jour en jour plus considérables et plus nécessaires, et, pendant qu’elle paralysait la conquête, ses discussions passionnées allaient réveiller périodiquement chez les indigènes l’espoir de la délivrance et les encourager à la révolte. »