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mes cardinaux, mes conciles[1], mon sénat, mes peuples, mon empire. » — A un corps d’armée qui s’ébranle pour marcher au feu : « Soldats, j’ai besoin de votre vie et vous me la devez. » — Au général Dorsenne et aux grenadiers de la garde[2] : « On dit que vous murmurez, que vous voulez retourner à Paris, à vos maîtresses; mais détrompez-vous, je vous retiendrai sous les armes jusqu’à quatre-vingts ans : vous êtes nés au bivac et vous y mourrez. » — Comment il traite ses frères et parens devenus rois, avec quelle raideur de main il leur serre la bride, par quels coups de cravache et d’éperons il les fait trotter et sauter à travers les fondrières, sa correspondance est là pour l’attester : toute velléité d’initiative, même justifiée par l’urgence imprévue et par la bonne intention visible, est réprimée comme un écart, avec une rudesse brusque qui plie les reins et casse les genoux du délinquant. A l’aimable prince Eugène, si obéissant et si fidèle[3] : « Si vous demandez à Sa Majesté des ordres ou des avis pour changer le plafond de votre chambre, vous devez les attendre ; et si, Milan étant en feu, vous lui en demandiez pour l’éteindre, il faudrait laisser brûler Milan et attendre les ordres... Sa Majesté est mécontente et très mécontente de vous; vous ne devez jamais faire ce qui lui appartient; elle ne le voudra jamais; elle ne le pardonnera jamais. » — Jugez par là de son ton avec les sous-ordres : à propos des bataillons français à qui l’on a refusé l’entrée des places hollandaises[4] : « Déclarez au roi de Hollande que, si ses ministres ont agi de leur chef, je les ferai arrêter et leur ferai couper la tête à tous. » — A M. de Ségur[5], membre de la commission académique qui vient d’agréer le discours de M. de Chateaubriand : « Vous et M. de Fontanes, comme conseiller d’état et grand-maître, vous mériteriez que je vous misse à Vincennes... Dites à la seconde classe de l’Institut que je ne veux pas qu’on traite de politique dans ses séances... Si elle désobéit, je la casserai comme un mauvais club. » — Même quand il n’est pas en colère et grondant, lorsqu’il rentre les ongles, on sent la griffe[6].

  1. Mémorial : « Si j’étais revenu vainqueur de Moscou, j’eusse amené le pape à ne plus regretter le temporel, j’en aurais fait une idole,.. j’aurais dirigé le monde religieux, ainsi que le monde politique... Mes conciles eussent été la représentation de la chrétienté, et le pape n’en eût été que le président. »
  2. De Ségur, III, 312. (En Espagne, 1809)
  3. Mémoires du prince Eugène. (Lettre de Napoléon, août 1806.)
  4. Lettre de Napoléon à Fouché, 3 mars 1810. (Omise dans la Correspondance de Napoléon Ier, et publiée par M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, XII, p. 115.)
  5. De Ségur, III. 459.
  6. Paroles de Napoléon à Marmont qui, après trois mois d’hôpital, lui revient d’Espagne avec un bras fracassé et son reste de main dans une manche noire : « Vous tenez donc bien à cette loque? » — Sainte-Beuve, qui a le goût de la vérité vraie, donne le texte crû que Marmont n’a osé reproduire. (Causeries du lundi, VI, 16.) — Mémoires inédits de M. X... M. de Champagny ayant été renvoyé et remplacé, un ami courageux le défendait et alléguait son mérite : « Vous avez raison, dit l’empereur; il en avait quand je l’ai pris; mais, à force de le bourrer, je l’ai abêti. »