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s’appuyant sur des argumens un peu plus solides. L’ouvrière fut relaxée, et je me figure que la leçon lui profitera. Sans l’intelligente bonté d’un chef de bureau, sans l’intervention rapide et pénétrante de l’Œuvre des Libérées, elle était perdue et peut-être pour toujours lâchée à travers les hasards du vice.

L’action, pour ainsi dire officielle, de l’Œuvre des Libérées, est considérable, on vient de le voir ; son action officieuse n’est pas moins importante et est tout entière faite de conciliation. Les jeunes filles de province qui accourent à Paris avec 10 francs dans la poche et quelques millions d’illusions en tête ne courent pas seulement le risque de mourir de faim et d’être réduites à retourner à pied au village, subsistant de compassion et dormant dans les granges. Aux gares d’arrivée des chemins de fer on les guette ; les commis-voyageurs de la débauche, les placiers de la dépravation s’en emparent, les guident sous prétexte de les conduire à un hôtel bon marché, leur recommandent de se méfier des voleurs dont Paris abonde, et abusent d’une naïveté qui s’étonne de trouver tant de bonne grâce chez un inconnu. Si elles en sont quittes pour la perte d’une malle ou pour une mésaventure sans conséquence, elles peuvent remercier les dieux immortels qui, sans doute, ont veillé sur elles. D’autres fois, on est allée chez « une payse, » chez une amie; par elle on a été conduite au bal, on s’est amusée, on a fait « une connaissance, » on a négligé le travail, et, sans trop le vouloir, on a glissé dans le monde de la fainéantise et du plaisir, d’où l’on ne sort que diminuée, sinon perdue. On n’en est plus à compter les fautes qui deviennent apparentes. Si on est au service, on est mise à la porte et l’on s’entend dire : Je ne veux pas de gourgandine chez moi. Si on est à l’atelier, les compagnes se moquent, se détournent en feignant l’indignation ; on est montrée au doigt, conspuée ; on croit entendre la parole de Lisette à Marguerite dans Faust : « Quelle horreur! quand elle boit et mange, c’est pour deux! » Si la terreur et la honte ne vont pas jusqu’au crime, on peut en être étonné, car le cauchemar où l’on vit est épouvantable. De toutes les formes que revêt le malheur pour frapper la femme, celle-ci est la plus cruelle, car elle est contradictoire à l’hypocrisie des mœurs, c’est pourquoi elle entraîne la déchéance; et cependant... il y aurait tant à dire sur ce sujet que je ne dirai rien, sinon que, parmi les misères sociales, c’est celle qui m’inspire la plus profonde commisération.

Elles souffrent, elles sont dans l’angoisse d’un présent détestable et d’un avenir perdu; donc elles appartiennent à l’Œuvre des Libérées qui ne les morigène pas et dirait volontiers : « Que celui qui est sans péché jette la première pierre! » C’est alors que l’on