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pas moins ému, on les regarde avec commisération et l’on ne peut s’empêcher de dire : Pauvres gens! Mlle de Grandpré n’échappa point à cette oppression morale, qui devient physique à force d’être intense. Elle oublia les délits, elle oublia les crimes et ne vit plus que le malheur. Elle fit une observation qui n’est pas sans valeur. Sous le même costume, dans les habitudes d’un règlement uniforme, jeunes ou vieilles, laides ou jolies, toutes les détenues se ressemblent; on dirait que la captivité les a modelées de la même façon et jetées dans le même moule. Il faut du temps et une certaine attention pour les distinguer les unes des autres et mettre un nom sur leur visage. Ce qui la frappa d’abord, c’est l’action démoralisatrice que la prison semble exercer d’elle-même sur les prisonnières ; on dirait qu’elle les pénètre de tous les vices dont elle a été le témoin et leur donne une sorte de sérénité qui n’est autre que le mépris du bien et l’indifférence du mal. Elle l’a dit: « Beaucoup d’entre elles arrivaient pures et épouvantées : elles partaient tranquilles, mais perdues. » Elle interrogeait les directeurs, les détenues, les religieuses, les religieuses surtout, qui ont fait tant d’observations et reçu tant de confidences. De ce qu’elle avait vu, entendu, remarqué, elle tira cette conclusion : « Saint-Lazare est une horrible plaie sociale. » Je n’y contredirai pas.

Elle sentait que là il y avait du bien à faire, des âmes faibles à fortifier, une matière indolente à soutenir, une misère redoutable à combattre ; elle y rêvait et cherchait un moyen de venir en aide à tant d’infortunes qui, si elles n’étaient soulagées, restaient menaçantes pour la société et redeviendraient promptement un péril. Elle était de la maison où son oncle, l’abbé Michel, était vénéré; elle s’y promenait entr’ouvrant le judas des portes, regardant, sans mot dire, dans les chambrées, se mêlant parfois aux détenues et causant avec elles au préau, toujours hantée, comme d’une idée fixe, par son projet de leur être adjuvante. Elle a passé là de tristes heures, poussée par son bon vouloir, retenue par son impuissance et se répétant : Comment faire? Elle découvrait nettement la route et ne savait comment s’y engager. Elle y fit le premier pas vers la Noël de 1866. Le temps était dur et sombre, elle était seule, rêvasseuse, au coin de son feu ; on sonna timidement à sa porte, elle alla ouvrir et aperçut une femme livide, qui parlait à voix basse, comme si elle avait honte de ce qu’elle disait. On l’entendait à peine ; mais, à la voir, on la devinait: elle avait faim, elle avait froid; elle demandait à manger ; elle se rappelait avoir aperçu dans les couloirs de la prison Mlle de Grandpré, qui l’avait regardée sans mépris ni colère; elle était à bout de voie, près de tomber au coin d’une borne et de s’y laisser mourir; elle était venue l’implorer. Mlle de Grandpré s’empressa; à côté de la cheminée on servit un repas à