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manière de s’attacher les individus est de les compromettre, et souvent même de les flétrir dans l’opinion... » — « Si Caulaincourt est compromis, disait-il après le meurtre du duc d’Enghien, il n’y a pas grand mal, il ne m’en servira que mieux. »

Une fois la créature saisie, qu’elle ne songe pas à s’échapper ou à lui dérober quelque chose d’elle-même : tout en elle lui appartient. Remplir son office avec zèle et succès, obéir ponctuellement dans un cercle tracé d’avance, c’est trop peu ; par-delà le fonctionnaire, il revendique l’homme : « Tout cela peut être, dit-il aux éloges qu’on lui en fait[1] ; mais il n’est pas à moi comme je voudrais qu’il le fût. » C’est le dévoûment qu’il exige, et, par dévoûment, il entend la donation irrévocable et complète « de toute la personne, de tous les sentimens, de toutes les opinions. » Selon lui, écrit un témoin[2], « nous devions abandonner jusqu’à la plus petite de nos anciennes habitudes pour n’avoir plus qu’une pensée : celle de son intérêt et de ses volontés. » — Pour plus de sûreté, ses serviteurs doivent éteindre en eux le sens critique : « Ce qu’il craint le plus, c’est que, près ou loin de lui, on apporte ou l’on conserve seulement la faculté de juger. » — « Sa pensée[3] est une ornière de marbre » de laquelle aucun esprit ne doit s’écarter. — Surtout que deux esprits ne s’avisent pas d’en sortir ensemble et du même côté ; leur concert, même inactif, leur entente, même privée, leur chuchotement presque muet, est une ligue, une faction, et, s’ils sont fonctionnaires, « une conspiration. » Avec une explosion terrible de colère et de menaces[4], il déclare à son retour d’Espagne, « que ceux qu’il a faits grands dignitaires et ministres cessent d’être libres dans leurs pensées et dans leurs expressions, qu’ils ne peuvent être que les organes des siennes, que, pour eux, la trahison a déjà commencé quand ils se permettent de douter, qu’elle est complète lorsque, du doute, ils vont jusqu’au dissentiment. » — Si, contre ses empiètemens continus, ils tâchent de se réserver un dernier asile, s’ils refusent de lui livrer leur for intérieur, leur foi de catholique ou leur honneur d’honnête homme, il s’étonne et s’irrite.

  1. Mme de Rémusat, II, 142, 167, 245. (Paroles de Napoléon) : « Si j’ordonnais à Savary de se défaire de sa femme et de ses enfans, je suis sûr qu’il ne balancerait pas.» — Marmont, II, 194 : « Nous étions à Vienne en 1809. Davoust disait, parlant du dévoûment de Maret et du sien : Si l’empereur nous disait à tous les deux: «Il importe aux intérêts de ma politique de détruire Paris sans que personne en sorte et s’en échappe, » Maret garderait le secret, j’en suis sûr; mais il ne pourrait pas s’empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir sa famille. Eh bien ! moi, de peur de le laisser deviner, j’y laisserais ma femme et mes enfans. » (Ce sont là des bravades de servilité, des exagérations de parole, mais significatives.)
  2. Mme de Rémusat, II, 379.
  3. Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 230. (Paroles de Maret, à Dresde, en 1813 ; probablement il répète un mot de Napoléon.)
  4. Mollien, II, 9.