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n’avaient une certaine médiocrité de caractère ou d’esprit. » Quant à ses généraux, il reconnaît lui-même « qu’il n’aime à donner la gloire qu’à ceux qui ne peuvent pas la porter. » A tout le moins, il veut « être seul maître des réputations pour les faire ou les défaire à son gré, » selon ses besoins personnels ; c’est qu’un militaire trop éclatant deviendrait trop important ; il ne faut pas que le subordonné soit jamais tenté d’être moins soumis. A cela, les bulletins pourvoient par des omissions calculées, par des altérations, par des arrangemens : « Il lui arrive de garder le silence sur certaines victoires ou de changer en succès telle faute de tel maréchal. Quelquefois un général apprend par un bulletin une action qu’il n’a jamais faite ou un discours qu’il n’a jamais tenu. » S’il réclame, on lui enjoint de se taire, ou, en guise de dédommagement, on tolère qu’il pille, qu’il lève des contributions et s’enrichisse. Devenu duc ou prince héréditaire avec un demi-million ou un million de rente en terres, il n’en est pas moins assujetti ; car le créateur a pris ses précautions contre ses créatures : « Voilà des gens, dit-il[1], que j’ai faits indépendans; mais je saurai bien les retrouver et les empêcher d’être ingrats. » En effet, s’il les a dotés magnifiquement, c’est en domaines découpés dans les pays conquis, ce qui lie leur fortune à sa fortune; de plus, afin de leur ôter toute consistance pécuniaire, il les pousse exprès, eux et tous ses grands dignitaires, à la dépense : de cette façon, par leurs embarras d’argent, il les tient en laisse : « Sans cesse[2] nous avons vu la plupart des maréchaux, pressés par leurs créanciers, venir solliciter des secours, qu’il accordait selon sa fantaisie ou selon l’intérêt qu’il trouvait à s’attacher tel ou tel. » Aussi bien, par-delà l’ascendant universel que lui confèrent son pouvoir et son génie, il veut avoir sur chacun une prise personnelle, supplémentaire et irrésistible. En conséquence[3], « il cultive soigneusement chez les gens toutes les passions honteuses,.. il aime à apercevoir les côtés faibles pour s’en emparer, » la soif de l’argent chez Savary, la tare jacobine chez Fouché, la vanité et la sensualité chez Cambacérès, le cynisme insouciant et « la molle immoralité » chez Talleyrand, « la sécheresse de caractère » chez Duroc, la platitude courtisanesque chez Maret, « la niaiserie » chez Berthier ; il la fait remarquer, il s’en égaie et il en profite : « Là où il ne voit pas de vices, il encourage les faiblesses, et, faute de mieux, il excite la peur, afin de se trouver toujours et constamment le plus fort... Il redoute les liens d’affection, il s’efforce d’isoler chacun... Il ne vend ses faveurs qu’en éveillant l’inquiétude; il pense que la vraie

  1. Mme de Rémusat, II, 278 ; II, 155.
  2. Ibid-, III. 275, II, 45 . (A propos de Savary, son agent le plus intime) : « C’est un homme qu’il faut continuellement corrompre. »
  3. Ibid., I, 109, II, 247, III. 366.