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porte, elle entre et recueille l’adieu, le saint mensonge de sa maîtresse. Mais Otello se dénonce lui-même, accuse sa femme, et Émilia crie au secours. Il y a là deux lignes d’un récitatif prodigieux. Sans accompagnement, à voix nue, sur une note furieusement martelée, les mots se heurtent comme des glaives. De pareilles trouvailles mettent le comble à la gloire d’un musicien de théâtre. Que dire de la dernière scène et du suicide d’Otello? Quand il a tout appris, son amour revenu lui inonde le cœur. Son chant exprime, avec une immense douleur, la sécurité de sa conscience, le regret sans le remords du crime dont il est moins coupable que victime. « Que tu es pâle, dit-il, et muette, et fatiguée, et belle! » Et chaque parole amène un redoublement de tendresse et de pitié. Le poignard dans le cœur, Otello se penche sur la dépouille adorée. L’orchestre frissonne, et nous reconnaissons un chant déjà entendu. Déjà les violons ont épanché ces flots de mélodie; ils se sont déjà soulevés dans ce triple spasme d’amour : Un bacio, un bacio ancora! Il y a deux heures et demie à peine, Otello cherchait ces lèvres sur lesquelles il va mourir. En ce peu de temps, tout a été dit, toute l’âme humaine a été chantée. Un chef-d’œuvre complet a tenu dans l’espace de deux baisers.

Que les interprètes d’Otello nous pardonnent si nous leur accordons ici trop peu de place, et si le génie qui crée prime trop même le talent qui comprend. Mlle Pantaleoni n’est peut-être pas la Desdemona idéale. M. Tamagno possède une admirable voix de ténor; il a dit presque en grand artiste, surtout à la seconde représentation, certaines parties de son rôle, notamment le dernier acte. Quant à M. Maurel, c’est un Iago parfait. Composé avec cette intelligence pénétrante et ce goût irréprochable, un tel rôle suffirait à l’honneur d’un chanteur et d’un comédien. Un chef d’orchestre comme Franco Faccio suffit à l’honneur d’un théâtre. D’un geste, il précipite ou retient un orchestre à son gré, charmant ou terrible, et des chœurs au-dessus de tout éloge.

Mais c’est encore au maître qu’il faut revenir, c’est à ce grand vieillard qu’il faut rendre, après son œuvre suprême, notre suprême hommage. Une dernière fois il a voulu donner un peu de joie au monde. On nous disait éloquemment, l’autre jour, que l’Italie aimait Verdi, comme Otello Desdemona, pour la pitié qu’il eut de ses malheurs. N’est-ce pas ainsi que l’humanité aime les grands artistes, consolateurs de sa misère? Soyons tous reconnaissans à Verdi de ses longs bienfaits. Jamais la gloire plus fidèle n’aura laissé plus longtemps ses rayons sur un front humain. Il n’aura connu ni les ombres, ni le déclin, et son astre s’éteindra comme sur ces horizons bénis qui ignorent les tristesses du crépuscule et gardent jusqu’à la dernière heure toute la splendeur de leur soleil.


CAMILLE BELLAIGUE.