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monter en grade, piller afin de devenir riche, comme Masséna, conquérir afin de devenir puissant, comme Bonaparte. — Sur ce terrain, entre le général et son armée, dès les premiers jours[1], l’entente est faite, et, après un an de pratique, elle est parfaite. De leurs actes communs, une morale se dégage, vague dans l’armée, précise dans le général ; ce qu’elle entrevoit, il le voit ; s’il pousse ses compagnons, c’est sur leur pente. Il ne fait que les devancer, lorsque, concluant tout de suite, il considère le monde comme un grand festin offert atout venant, mais où, pour être bien servi, il faut avoir les bras longs, se servir le premier et ne laisser aux autres que ses restes.

Cela lui semble si naturel qu’il le dit tout haut, et devant des hommes qui ne sont pas ses familiers, devant Miot, un diplomate, devant Melzi, un étranger. « Croyez-vous, leur dit-il[2] après les préliminaires de Leoben, croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire, des Carnot, des Barras, que je triomphe en Italie? Croyez-vous aussi que ce soit pour fonder une république? Quelle idée ! une république de trente millions d’hommes ! Avec nos mœurs, vos vices! où en est la possibilité? C’est une chimère dont les Français sont engoués, mais qui passera avec tant d’autres. Il leur faut de la gloire, les satisfactions de la vanité ; mais la liberté, ils n’y entendent rien. Voyez l’armée; les succès que nous venons de remporter, nos triomphes ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui. Que le Directoire s’avise de vouloir m’ôter le commandement, et il verra s’il est le maître. Il faut à la nation un chef, un chef illustre par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des phrases, des discours d’idéologue auxquels les Français n’entendent rien... Quant à votre pays, monsieur de Melzi, il y a encore moins qu’en France d’élémens de républicanisme, et il faut encore moins de façons avec lui qu’avec tout autre... Au reste, mon intention n’est nullement d’en finir si promptement avec l’Autriche. La paix n’est pas dans mon intérêt. Vous voyez ce que je suis, ce que je puis maintenant en Italie. Si la paix est faite, si je ne suis plus à la tête de cette armée que je me suis attachée, il me faut

  1. Correspondance de Napoléon Ier, Proclamation du 27 mars 1796 : « Soldats, vous êtes nus, mal nourris; le gouvernement vous doit beaucoup; il ne peut rien vous donner... Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde; de riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. » — Proclamation du 26 avril 1796 : « Amis, je vous la promets, cette conquête! » — Cf., dans les Mémoires de Marmont, la façon dont Bonaparte joue le rôle de tentateur, en offrant à Marmont, qui refuse, l’occasion de voler une caisse.
  2. Miot de Melito, I, 154. (En juin 1797, dans les jardins de Montebello.) « Telles sont la substance et les expressions les plus remarquables de cette longue allocution dont j’ai consigné et conservé le souvenir. »