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mot y appelle la note. Jamais Wagner lui-même n’a approprié avec autant de précision la musique à la parole. Jamais non plus les plus grands maîtres du théâtre n’ont tracé en musique des caractères plus constans, plus fidèles à eux-mêmes. Voilà peut-être la plus étonnante beauté de l’ouvrage, celle à laquelle notre esprit moderne est le plus sensible. Verdi n’emploie pas, ou pour ainsi dire pas, le leitmotiv, ce procédé dont Wagner fut moins l’inventeur que l’exploiteur forcené. Wagner choisit quelques notes, un embryon de mélodie ou de rythme, puis, de sa propre autorité, il en fait le signe représentatif de tel personnage, de telle passion. Dès lors, l’auditeur n’a plus à discuter, mais à se soumettre; il faut qu’il voie, qu’il reconnaisse toujours dans ce lambeau musical la compassion de Brunehild, ou les voyages de Wotan, ou la passion naissante ou l’ardeur déclarée de Walther. Qu’il surveille avec une attention sans défaillance les moindres apparitions ou modifications du motif presque toujours purement instrumental. Au moment où l’on s’y attend le moins, un quatrième cor, un trombone peut, dans son coin, exprimer un état d’âme. Les violens divisés en expriment un second, un troisième, et tout cela en même temps, grâce à la prodigieuse polyphonie de l’orchestre wagnérien. Par cette superposition de motifs, Wagner obtient une combinaison de sentimens, une salade psychologique qu’il retourne avec une merveilleuse dextérité. C’est ainsi qu’il nuance les âmes. L’effort est colossal, et parfois un peu puéril. La difficulté de suivre des détails forcément perdus dans l’ensemble, la subtilité des motifs modifiés et des sous-motifs, enfin et surtout le retour attendu, et à la longue redouté, de ces formules soi-disant nécessaires et seulement arbitraires; tout cela fatigue terriblement. L’idéal n’est pas de bâtir un drame, même de créer un personnage avec deux ou trois idées, si fécondes qu’elles puissent être, si ingénieusement qu’on sache les disloquer. Combien nous aimons mieux la manière de Verdict la conception de l’Otello Le More amoureux et jaloux, l’angélique Desdemona, le perfide Iago, chantent toujours selon leur nature, d’après leur caractère général, modifié, s’il le faut, avec une finesse exquise, par la pensée ou la passion du moment. Le fond de leur âme est visible; visibles aussi les impressions passagères qui peuvent en effleurer la surface; mais chacun d’eux a son langage, et non, comme chez Wagner, son mot ou sa devise. Là est la différence essentielle : les héros de Verdi parlent, ceux de Wagner rabâchent. Sur les lèvres d’Otello ou des autres éclot sans cesse une mélodie nouvelle. Mille détails de sentiment, mille raffinemens du cœur ajoutent à la variété de l’œuvre, sans en affaiblir l’unité. Avec une richesse intarissable, avec des effusions sans cesse renouvelées, le génie de Verdi se prodigue comme le soleil.

Par je ne sais quel miracle, la sobriété s’allie à cette abondance. Il