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sous prétexte de nous fortifier, il a manqué nous faire périr d’indigestion. Verdi s’y est pris d’autre sorte, avec plus de mesure et de sobriété. Il a docilement écouté les voix secrètes qui demandaient à l’art quelque chose de nouveau, quelque chose de mieux, et ce quelque chose, il vient de nous le donner.

De Verdi, de cet homme extraordinaire qui, depuis cinquante ans, selon le mot pittoresque de M. Boito, n’a fait que monter toujours sur ses propres épaules, on avait le droit d’attendre un progrès encore, mais pas un progrès pareil. Dieu met si souvent le meilleur du génie, comme de l’existence, sinon au début, du moins au milieu de notre roule humaine. Aïda, le Requiem, pouvaient être les dernières étapes d’un stade glorieux. Le Requiem surtout pouvait désigner Verdi, comme jadis il avait désigné Mozart à l’ange de l’éternel repos. Et puis, à soixante-treize ans, il est permis de se taire, de ne plus écouter que son âme à soi. Verdi ne l’a pas voulu. Il a voulu écouter une dernière fois les pauvres âmes humaines. Et quelles âmes il a choisies! Lui qui n’avait presque jamais échauffé de sa flamme que des sujets insignifians, des personnages médiocres, il s’est mesuré pour son dernier combat au plus redoutable des adversaires. Dans cette lutte suprême, il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu, et du fond de son tombeau, le poète anglais peut crier au musicien d’Italie : Well roared, old lion! Bien rugi, vieux lion!

Je ne crois pas que l’histoire de la musique moderne offre une carrière comparable à celle de Verdi, un autre exemple d’un progrès pareil avec une pareille identité de nature. Une puissance dramatique que nul peut-être n’a égalée; cette prise irrésistible sur l’âme qui fait immortelles certaines pages de Rigoletto, du Trovatore, de la Traviata; la force et la clarté de la mélodie, la spontanéité et la sincérité de la pensée, Verdi a gardé tout cela cinquante ans. Et comme tout cela ne lui suffisait plus, en ces vingt dernières années, avec une admirable bonne foi, avec une étonnante compréhension des tendances nouvelles, sans se renier lui-même, sans se faire le disciple ou l’esclave de personne, le maître s’est élevé à une conception de plus en plus haute. Il a cédé simplement, sans fracas, au progrès, qui, pour s’accomplir, en art surtout, n’exige ni violences ni ruines. Il n’a pas renversé les dieux qu’il avait adorés; il n’a allumé qu’une lampe de plus devant leur autel. De Rigoletto à Don Carlos, le progrès était grand ; plus grand entre Don Carlos et Aïda, il est plus grand encore d’Aïda à Otello. Le Verdi d’Otello peut être le véritable maître de l’avenir. De nul autre opéra la tenue générale n’est plus parfaite, de nul autre les proportions ne sont plus harmonieuses. Partout dans Otello, le plus grand effet est produit par les moindres moyens. Partout l’idée musicale jaillit de la situation. La forme sonore y est inséparable de la forme littéraire; le vers, le