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et quoique enfin, pour ma part, je n’aie pu dans André Cornélis m’intéresser vivement à rien ni à personne, — si ce n’est à M. Bourget, — admettons que tout y soit rigoureusement conforme aux «données actuelles de la science de l’esprit. » Voici du moins ce qui demeure vrai, ce qui l’est d’André Cornélis comme de Crime d’amour et comme de Cruelle Énigme : c’est qu’à mesure que les personnages de M. Paul Bourget s’expliquent, ils se compliquent, et, de singuliers qu’ils étaient, deviennent finalement uniques. Chaque trait qu’il ajoute à la physionomie morale d’André Cornélis, de sa mère, de M. Termonde, en les particularisant davantage, les rend plus différens d’eux-mêmes, de leurs contemporains, de cette humanité moyenne qui est après tout la mesure des héros du roman comme de ceux du drame. Et l’on dirait un anatomiste qui, dans chaque fibre de ses sujets que son scalpel met à nu, découvre une rareté nouvelle, — sans compter l’occasion d’étaler sa science et de faire admirer l’agilité, la délicatesse, la sûreté de sa main. Dans ce roman de trois cent cinquante pages, il n’y a que la tante Louise qui soit vraiment humaine, vraiment réelle, vraiment vivante, et parce qu’en effet, c’est à peu près le seul personnage que M. Paul Bourget, pour le mieux étudier, n’ait pas commencé par ouvrir, et conséquemment par tuer.

Dirai-je que par là les romans de M. Paul Bourget ne me rappellent nullement ceux de Stendhal, — qu’aussi bien j’admire très modérément, — mais plutôt ceux de Marivaux; et je ne pense pas que la comparaison soit pour le blesser? C’est curieux, c’est neuf, c’est pourtant vrai, c’est même parfois profond quand on commence, et très intéressant; au bout de cinquante pages, c’est encore plus neuf, c’est déjà moins vrai, c’est toujours plus profond; mais quand on arrive à la deux-centième, on n’y peut plus tenir; et l’intérêt a si bien disparu, que Marivaux lui-même n’a jamais eu le courage de terminer sa Marianne ou son Paysan parvenu. Mettez maintenant toutes les différences qu’il convient d’y mettre : M. Paul Bourget termine toujours ses romans; il est d’ailleurs de son temps, beaucoup plus instruit, plus savant que Marivaux, plus intéressant lui-même, pour toute sorte de raisons; il parle une langue moins affétée, moins précieuse, quoiqu’il y eût fort à dire, plus voisine de la nôtre; mais il est bien de la famille. Comme de ceux de son prédécesseur, la vie se retire de ses romans à mesure que la psychologie au contraire y prend plus de place; trop préoccupés d’observer en eux-mêmes les lois de la substitution ou de la renaissance et de l’effacement des images, les Cornèlis et les Termonde en oublient d’exister; et nous, — avec une secrète espérance d’en avoir le démenti, — nous nous demandons si M. Paul Bourget, en appliquant ses rares facultés au roman, en fait vraiment le meilleur et le plus heureux emploi?