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avec sympathie ou avec colère par des voisins intéressés[1] : tel est le cours de morale professé devant le jeune Bonaparte. — A table, l’enfant a écouté la conversation des grandes personnes, et, sur un mot, comme celui de l’oncle, sur une expression de physionomie, sur un geste admiratif ou sur un haussement d’épaules, il a deviné que le train courant du monde n’est pas la paix, mais la guerre, par quelles ruses on s’y soutient, par quelles violences on s’y pousse, par quels coups de main on y grimpe. Le reste du jour, abandonné à lui-même, à la nourrice Haria, à Saveria, la femme de charge, aux gens du peuple parmi lesquels il vagabonde, il entend causer les marins du port ou les bergers du domaine, et leurs exclamations naïves, leur franche admiration des embuscades bien dressées et des guet-apens heureux, enfoncent en lui, par une répétition énergique, les leçons qu’il a déjà prises à domicile. Ce sont là ses leçons de choses; à cet âge tendre, elles pénètrent, surtout quand le naturel s’y prête, et ici le cœur les accepte d’avance, parce que l’éducation rencontre en l’instinct un complice. — Aussi bien, dès les commencemens de la révolution, lorsqu’il se retrouve en Corse, il y prend tout suite la vie pour ce qu’elle y est, pour un combat à toutes armes, et, dans ce champ clos, il pratique[2], sans scrupules, plus librement que personne. S’il salue la justice et la loi, ce n’est qu’en paroles, et encore avec ironie; à ses yeux, la loi est une phrase de code, la justice est une phrase de livre, et la force prime le droit.

Sur ce caractère déjà si marqué tombe un second coup de balancier qui le frappe une seconde fois de la même empreinte, et l’anarchie française grave dans le jeune homme les maximes déjà tracées dans l’enfant par l’anarchie corse; c’est que, dans une société qui se défait, les leçons de choses sont les mêmes que dans une société qui n’est pas faite. — De très bonne heure, à travers le décor des théories et la parade des phrases, ses yeux perçans ont aperçu le

  1. Miot de Melito, II, 2. « Les partisans de la famille du premier consul... ne voyaient en moi que l’instrument de leurs passions, propre uniquement à les débarrasser de leurs ennemis, pour concentrer toutes les faveurs sur leurs protégés. »
  2. Yung, I, 220. (Manifeste du 31 octobre 1789.) — I, 265. (Emprunt à main armée dans la caisse du séminaire, 23 juin 1790). — I, 267, 269 (Arrestation du major d’artillerie M. de la Jaille et d’autres officiers; projet pour s’emparer de la citadelle d’Ajaccio.) — II, 115. Lettre à Paoli, 17 février 1792) : « Les lois sont comme la statue de certaines divinités qu’on voile en certaines occasions. » — II, 125. (Élection de Bonaparte comme lieutenant-colonel d’un bataillon de volontaires, 1er avril 1792.) La veille, il a fait enlever, par une troupe armée, l’un des trois commissaires départementaux, Murati, qui logeait chez les Peraldi, ses adversaires. Murati, saisi à l’improviste, est amené de force et séquestré chez Bonaparte, qui lui dit d’un air grave : « J’ai voulu que vous fussiez libre, entièrement libre; vous ne l’étiez pas chez Peraldi. » — Son biographe corse (Nasica, Mémoires sur la jeunesse et l’enfance de Napoléon) juge cette action très louable.