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comme en Italie au XVe siècle. — De là les premières impressions de Bonaparte, semblables à celles des Borgia et de Machiavel ; de là, chez lui, cette première couche de demi-pensées qui. plus tard, servira d’assise aux pensées complètes ; de là tous les fondemens de son futur édifice mental et de la conception qu’il se fera de la société humaine. Ensuite, quand il aura quitté les écoles françaises, à chacun de ses retours et séjours, les mêmes impressions redoublées consolideront en lui la même idée finale. Dans ce pays, écrivent les commissaires français[1], « le peuple ne conçoit pas l’idée abstraite d’un principe » quel qu’il soit, intérêt social ou justice. « La justice ne se fait pas ; cent trente assassinats ont été commis depuis deux ans… l’institution des jurés a ôté tout moyen de punir les crimes ; jamais les preuves les plus fortes, l’évidence même, ne détermineront un jury, composé d’hommes du même parti ou de la même famille que l’accusé, à prononcer contre lui ; » et, si l’accusé est du parti contraire, les jurés l’acquittent aussi pour ne pas encourir des vengeances, « tardives peut-être, mais toujours certaines.» — « l’esprit public est inconnu ; » point de corps social, mais « une foule de petits partis, ennemis les uns des autres… On n’est point Corse sans être d’une famille, et par conséquent attaché à un parti ; celui qui n’en voudrait servir aucun serait détesté de tous… Les chefs ont tous le même but, celui de se procurer de l’argent, quels que soient les moyens, et leur première attention est de s’entourer de créatures entièrement à leur disposition et de leur donner toutes les places… Les élections se font toutes en armes et toujours avec violence… Le parti triomphant use de son autorité pour se venger de celui qui l’a combattu, et multiplie les vexations, les injustices… Les chefs forment entre eux des ligues aristocratiques,.. et se tolèrent tous les abus. Ils n’exercent ni répartitions ni recouvremens (d’impôts), par ménagement des voix électorales, par esprit de parti et de parenté… Les douanes ne servent qu’à payer les parens et les amis… Les appointemens ne parviennent i)as à leurs destinataires. La campagne est inhabitable faute de sécurité. Les paysans portent leur fusil jusqu’en labourant. On ne peut faire un pas sans une escorte ; souvent il faut envoyer un détachement de cinq ou six hommes pour porter une lettre d’une poste à l’autre. » — Traduisez cet exposé général par les milliers d’événemens dont il est le sommaire ; imaginez ces petits faits quotidiens racontés avec leurs circonstances sensibles, commentés

  1. Jung, II, 111 (Rapport de Volney, commissaire de Corse, 1791.) — II, 287 (Mémoire pour faire connaître le véritable état politique et militaire de la Corse au mois de décembre 1790), — II, 270. (Dépêche du représentant Lacombe Saint-Michel, 10 septembre 1793.) — Mort de Mélito, I, 131 et pages suivantes. (Il est commissaire pacificateur en Corse, en 1797 et 1801.)