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capable de dire, comme fit Louis XVI entouré d’une multitude furieuse: « Ai-je peur? tâtez mon pouls; » mais alors, remarque Darwin, il y a tension de la volonté contre l’émotion, et ce conflit interne s’exprime encore fidèlement dans le corps même par la tension parallèle des muscles et par la tension corrélative du pouls. « De même, dit encore Darwin, il se peut qu’un homme nourrisse une haine violente contre un autre homme, mais on ne peut dire qu’il est actuellement en fureur que si cette haine agit sur son corps. » Les sentimens trop faibles pour produire au dehors une expression visible n’en ont pas moins leur expression à l’intérieur des organes. On peut comparer notre corps à une masse d’eau où les pierres qui tombent produisent toujours des ondulations, capables de s’étendre indéfiniment; si le choc a été trop petit, les ondes visibles du centre, en s’écartant et en s’agrandissant, finissent par devenir invisibles : un spectateur éloigné aperçoit à peine un vague tressaillement ou croit même que rien n’a troublé l’eau tranquille. Nous ne devons donc pas, comme les anciens psychologues, placer dans deux mondes séparés les changemens psychologiques et les mouvemens physiologiques où ils se réalisent, où ils se prolongent, où ils s’expriment. Les artistes, de leur côté, ont besoin de comprendre ce qu’il y a de naturel et de nécessaire dans toutes ces attitudes et tous ces mouvemens, qu’ils ont à saisir et à reproduire. « La science étudie d’abord, disait Léonard de Vinci, puis vient l’art, né de cette science[1]. »

Pour rendre compte du déterminisme réciproque qui lie les sentimens intérieurs aux mouvemens extérieurs, on peut employer trois procédés principaux d’explication : par la biologie, par la physiologie, par la psychologie individuelle et sociale. Darwin emprunte surtout ses explications à la biologie, à l’évolution graduelle des organismes luttant pour la vie : en effet, il explique la plupart des mouvemens expressifs par des habitudes primitivement utiles qui, grâce à la sélection naturelle, sont devenues héréditaires et organiques. MM. Mosso et Warner, se plaçant à un autre point de vue, ont montré qu’il y a des limites physiologiques et mécaniques à cette influence de la sélection et du milieu, qu’il y a des nécessités internes indépendantes de l’utilité extérieure, et c’est à la physiologie, selon eux, qu’il appartient de déterminer ces limites. Mais, ajouterons-nous à notre tour, le philosophe ne

  1. Il est curieux de comparer les descriptions vagues et oratoires du peintre aimé de Louis XIV, Lebrun, dans ses Expressions des passions de l’âme, avec les descriptions précises et scientifiques de Camper, de Bell, de Darwin, de M. Warner. Ce dernier montre d’ailleurs quelle connaissance approfondie et scientifique des organes avaient déjà les grands artistes de l’antiquité et de la renaissance, comme Léonard lui-même.