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[1]. » Au mot de roi, les yeux de Bonaparte s’allument ; il met le poing sous le menton de Berthier et le pousse devant lui jusqu’à la muraille : « Imbécile, lui dit-il, qui vous a conseillé de venir ainsi m’échauffer la bile ? Une autre fois, ne vous chargez plus de pareilles commissions. » — Voilà son premier mouvement, son geste instinctif, foncer droit sur les gens et les prendre à la gorge ; à chaque page, sous les phrases écrites, on devine des sursauts et des assauts de cette espèce, la physionomie et les intonations de l’homme qui bondit, frappe et abat. Aussi bien, quand il dicte dans son cabinet, « il marche à grands pas[2], » et, « s’il est animé, » ce qui ne manque guère, a son langage est entremêlé d’imprécations violentes et même de juremens qu’on supprime en écrivant. » On ne les supprime pas toujours, et ceux qui ont lu en original les minutes de ses lettres sur les affaires ecclésiastiques[3] y rencontrent par dizaines les b.., les f… et les plus gros mots.

Nulle sensibilité plus impatiente. « En s’habillant[4], il jette à terre ou au feu la partie de son vêtement qui ne lui convient pas… Dans les jours de gala et de grand costume, il faut que les valets de chambre s’entendent entre eux, pour saisir le moment de lui ajuster quelque chose… Il arrache ou brise ce qui lui cause le plus léger malaise, et quelquefois le pauvre valet de chambre qui lui attire cette légère contrariété reçoit une preuve violente et positive de sa colère. » — Nulle pensée plus emportée par son propre cours. « Son écriture, » quand il essaie d’écrire, « est un assemblage de caractères sans liaison et indéchiffrables[5] ; la moitié

  1. Ibid, I, 359. — Les Cahiers de Coignet, 191 : « Déjà, à Posen, je l’avais vu monter à cheval si en colère qu’il sauta par-dessus son cheval de l’autre côté et donna un coup de cravache à son écuyer. »
  2. Mme de Rémusat, I, 222.
  3. Notamment les lettres adressées au cardinal Consalvi et au préfet de Montenotte. (Ce renseignement m’est donné par M. d’Haussonville.) — Au reste, il prodigue les mêmes mots en conversation. Dans une tournée en Normandie, ayant mandé l’évêque de Séez, il lui dit publiquement : « Au lieu de fondre les partis, vous distinguez entre les constitutionnels et les inconstitutionnels. Misérable !.. Vous êtes un mauvais sujet, donnez votre démission sur l’heure. » — Aux grands-vicaires : « Quel est celui d’entre vous qui conduit votre évêque, lequel d’ailleurs n’est qu’une bête ? » — On lui désigne M. Legallois, qui. dans les derniers temps, était absent. — « F.., où êtiez-vous donc ? — Dans ma famille. — Comment, avec un évêque qui n’est qu’une f… bête, êtes-vous si souvent absent ? etc. » (D’Haussonville. IV, 176, et Rœderer, t. III.)
  4. Mme de Rémusat, I, 101 ; II, 338.
  5. Ibid., I. 224. — M. de Meneval, I, 112. 347 ; III. 120 : « À cause de la circonstance extraordinaire de son mariage, il voulut écrire de sa main à son futur beau-père (l’empereur d’Autriche). Ce fut une grande affaire pour lui. Enfin, après s’être beaucoup appliqué, il finit par écrire une lettre à peu près lisible. » — Encore Meneval fut-il obligé « de rectifier, sans que ses corrections fussent trop visibles, les caractères défectueux. »