Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Volney : « La France veut une religion. » Volney, sèchement et librement, lui riposte : « La France veut les Bourbons. » Sur quoi, il lance à Volney un tel coup de pied dans le ventre que celui-ci tombe sans connaissance et que, transporté chez un ami, il y reste malade, au lit, pendant plusieurs jours. — Nul homme plus irritable et si vite cabré; d’autant plus que souvent il lâche exprès la bride à sa colère : car, débridée à propos et surtout devant témoins, elle imprime la terreur, elle extorque des concessions, elle maintient l’obéissance, et ses explosions, demi-calculées, demi-involontaires, le servent autant qu’elles le soulagent, dans la vie publique et dans la vie privée, avec les étrangers et avec les siens, auprès des corps constitués, avec le pape, les cardinaux, les ambassadeurs, avec Talleyrand, avec Beugnot, avec le premier venu[1], quand il a besoin de faire un exemple et de tenir « son monde en haleine.» — Dans le peuple et dans l’armée, on le suppose impassible ; mais, hors des batailles où il s’est fait un masque de bronze, hors des représentations officielles où il s’impose la dignité obligatoire, presque toujours chez lui l’impression se confond avec l’expression, le dedans déborde dans le dehors, son geste lui échappe et part comme un coup. A Saint-Cloud, surpris par Joséphine en flagrant délit de galanterie, il s’élance sur la malencontreuse interruptrice, de telle façon[2] « qu’elle a juste le temps de s’enfuir, » et, le soir encore, pour la mâter définitivement, il reste furieux, « il l’outrage de toutes les manières et casse les meubles qui se trouvent sous sa main. » Un peu avant l’empire, Talleyrand, grand mystificateur, a fait accroire à Berthier que le premier consul voulait prendre le titre de roi ; Berthier, empressé, traverse le salon rempli de monde, aborde le maître d’un air épanoui et « lui fait son petit compliment

  1. Varnhagen d’Ense, Ausgewählte Schriffen, III. 77 (audience publique du 22 juillet 1810). Napoléon parle ’abord à l’ambassadeur d’Autriche et à l’ambassadeur de Russie d’un air contraint, en s’imposant la politesse obligatoire; mais il n’y peut tenir. « Rencontrant je ne sais quel personnage inconnu, il l’interrogea, le réprimanda, le menaça et le tint, pendant un temps assez long, dans un état de douloureux anéantissement Les assistans les plus proches, qui ne voyaient pas cette sortie sans quelque angoisse personnelle, assurèrent ensuite que rien ne motivait une telle furie, que l’empereur n’avait cherché qu’une occasion pour donner cours à sa mauvaise humeur, qu’il faisait cela de parti-pris, sur un pauvre diable, pour inspirer de l’épouvante aux autres et pour abattre d’avance toute velléité d’opposition. » — Cf. Beugnot, Mémoires, I, 380, 386, 387. — Ce mélange d’emportement et de calcul explique aussi sa conduite à Sainte-Hélène avec Hudson Lowe, ses diatribes effrénées et les insultes qu’il lance au gouverneur, comme des soufflets en plein visage. (W. Forsith, History of the captivity of Napoleon at Saint-Helena, from the letters and journals of sir Hudson Howe, III. 306.)
  2. Mme de Rémusat, II, 46.