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qui ne permettait pas de vouer huit mille hommes à une mort certaine pour leur épargner le vain reproche d’avoir abandonné, vivans, des trophées à l’ennemi. Ils représentaient que déjà nous avions six cents malades ou blessés, qu’il y avait encore assez d’attelages pour les emporter, que deux jours plus tard peut-être cela ne serait-il plus possible. Je disais, moi, que l’honneur national périrait si l’on adoptait un parti aussi lâche, et qu’alors même que la position de l’armée serait aussi grave et que l’alternative entre la fuite et la perte de l’armée existerait réellement, les armées étaient faites pour être sacrifiées, au besoin, au salut de l’honneur du pays. Bien d’autres voix proférèrent les mêmes sentimens, et ceux-là pour la plupart avaient bien plus de mérite que moi. Leur sacrifice était absolu ; ils se dévouaient à la mort sans autre sentiment que celui du devoir : et moi j’étais plein d’espérance, je ne voyais qu’une victoire assurée depuis que la marche de l’attaque était entrée dans la bonne voie. Le gouverneur-général, homme de conscience et d’honneur, me promit, dans la nuit du 11 au 12, où j’eus une entretien secret avec lui, qu’il mangerait son dernier biscuit devant Constantine. Je voudrais, ajoute le général, pouvoir vous dépeindre avec quelque clarté les faits prodigieux qui se succédèrent et auxquels prirent part comme les autres les mauvais conseillers de la veille. »

L’un de ces faits prodigieux, après la crise inquiétante que l’armée venait de traverser à son insu, fut assurément le transport des pièces de siège depuis le sommet du Mansoura jusqu’au Coudiat-Aty. Une compagnie de sapeurs, envoyée d’avance, avait fait au chemin que devait parcourir la colonne d’artillerie les réparations les plus urgentes ; deux autres compagnies, avec un détachement de deux cent soixante-dix hommes du 47e, s’en étaient allées, à sept heures du soir, occuper les ruines du Bardo et celles d’un marabout situé à quelque distance au-dessus. À cette occupation le génie ajouta l’heureuse découverte, au voisinage du marabout, d’un ravin défilé des vues de la place et dont l’origine se trouvait sur le plateau, à 150 mètres seulement de l’escarpe. Vers une heure du matin, l’assiégé, tenu en éveil parle bruit des voitures en marche, dirigea sur le marabout une reconnaissance qui fut vigoureusement repoussée. Dès cinq heures du soir, une colonne composée de deux canons de 24, de deux de 16 et de huit chariots d’approvisionnement, s’était mise en mouvement sous la direction du colonel de Tournemine ; à minuit, la première pièce atteignit le gué du Roummel. À peine entrée dans le courant, elle s’arrêta, les roues prises entre d’énormes blocs de roches qui pavaient inégalement le lit de la rivière. Les sapeurs qui escortaient la colonne, assistés de ceux du Bardo, armés de leviers, tous dans l’eau jusqu’à la