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du palais désert de leurs anciens maîtres. Ici a régné durant trois siècles la dynastie des khans Guiréï ; ces héritiers de Gengis-Khan eurent leurs heures de puissance, ils firent compter avec eux Constantinople et Moscou. Leur palais est fameux, moins par ses souvenirs historiques ou sa beauté que par le célèbre poème de Pouchkine, la Fontaine de Baktchi-Saraï, qui a daté de cet endroit la naissance de la poésie romantique. C’est un but de pèlerinage littéraire pour les Russes, pour ceux du moins qui sont encore sensibles au tour d’imagination byronien. Devant la fontaine de Selsébil, ils viennent relire les stances où Pouchkine a raconté l’histoire romanesque de Marie Potocka. Cette belle captive, ramenée d’une razzia en Pologne, gagna le cœur de l’un des Guiréï ; il fit disposer pour elle les appartemens somptueux qu’on voit encore ; quand elle périt victime de la jalousie de ses rivales, l’inconsolable sultan éleva à cette place une fontaine de marbre, l’élégante Selsébil, décorée d’inscriptions dans ce goût :

« La face de Baktchi-Saraï est réjouie par la sollicitude bienfaisante du lumineux Krim-Guiréï-Khan ; c’est lui qui de sa main généreuse étancha la soif de son pays. Par son doux penchant, il découvrit une excellente source d’eau… Les villes de Damas et de Bagdad ont vu bien des choses ; mais elles n’ont pas vu une aussi belle fontaine. S’il en existe une semblable, qu’elle se présente… »

Selsébil abuse un peu de l’hyperbole orientale. Pour qui a vu les cités musulmanes d’Asie, la ville et le « Palais des jardins, » — c’est la signification du nom de Baktchi-Saraï, — ne sont qu’une jolie turquerie de second ordre. Je fais grâce au lecteur des pavillons de bois peinturlurés et dorés, des parterres fleuris du harem, grillagés comme des volières, de la tour des faucons du Khan. Néanmoins, ce fouillis de constructions capricieuses a un certain charme, surtout le charme des lieux où l’on a beaucoup vécu et d’où la vie s’est retirée. Dans cette grande cour solitaire, où l’eau des vasques bruit sous des peupliers pensifs, les hordes tartares s’assemblaient à l’appel du sultan de Crimée. Aujourd’hui, un vieux colonel russe habite seul le palais de Guiréï ; on entend les chansons de ses filles, qui fourragent des roses dans les massifs, derrière les grilles du harem.

Aux portes de Baktchi-Saraï, il faut visiter le bourg ruiné de Tchoufout-Kalé, le « Château des juifs. » C’est le coin le plus curieux de la Crimée, et cette courte excursion permet de passer en revue toutes les races de l’Orient. On sort de la ville tatare par le faubourg des Bohémiens. Une tribu de tsiganes habite là de misérables huttes, faites de quelques pierres accolées au flanc de la montagne et fermées par un lambeau d’étoffe. C’est le minimum de ce qui peut suffire à une existence humaine. Les pauvres parias ne vivent que d’harmonie ; ils n’ont d’autre gagne-pain que la