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Saghalin, le Nouméa des Russes ; on a entassé dans la cale quelques centaines de pauvres diables, drainés dans les prisons de l’intérieur ; triste graine humaine, qu’on va promener autour de l’Asie et semer dans la mer d’Ochotzk. Rien n’étonnera ces moujiks ; ils sont endurcis à toutes les souffrances, animaux migrateurs de leur nature, et retomberont partout sur leurs pieds comme des chats.

C’est le moment où la Russie envoie son blé en Europe ; chacun vient s’approvisionner de pain aux terres noires et leur porte en échange du charbon. C’est la saison la plus active ; et pourtant le mouvement du port paraît assez faible. On me dit qu’en effet, depuis quelques années, la prospérité d’Odessa est stationnaire, sinon en déclin. Elle souffre de la concurrence de plusieurs rivales : Sébastopol, revenue à la vie et tête de ligne d’un chemin de fer, Batoum, dont le port franc, maintenant fermé, a commencé d’attirer le trafic de la Mer-Noire. D’autre part, le blé s’écoule sur l’Allemagne par les voies de terre, par les ports de la Baltique. Enfin, ici comme à Marseille, on accuse le canal de Suez, le bouc émissaire de toutes les déceptions maritimes. Je n’arrive pas bien à comprendre comment l’ouverture d’une route en face de chez vous fait qu’il passe moins de monde à votre porte. Ce déclin est-il temporaire ou irrémédiable ? C’est difficile à prédire. L’outillage nouveau des pays qui se couvrent de voies ferrées, les révolutions économiques, l’expansion de l’Europe vers l’extrême Orient, tout cela a bouleversé les fortunes des ports ; comme au XVIe siècle, après la découverte des Amériques, les situations acquises sont remises en loterie ; nul ne sait où le commerce élira ses entrepôts.


En Mer-Noire, 13-14 septembre.

Le vestibule de la Crimée m’a retenu. Il est temps de partir. Le Général-Kotzebue, un paquebot de la ligne circulaire de la Mer-Noire, m’emporte à son bord. Adieu, petite maison hospitalière, terrasse battue par les lames où les journées passaient tièdes et légères, à l’ombre du vieil olivier qui penche sa tête grise sur la mer ! Elle décroît, descend sous l’horizon, disparait derrière les voiles et les mâts, choses fuyantes qui plongent à leur tour dans le commun naufrage. La grande ligne d’eau monte et submerge lentement les lieux quittés, image visible de cette autre ligne du temps qui monte de même derrière nous, noyant le jour d’hier.

Voilà dix ans que je ne m’étais trouvé en pleine mer, sur le pont d’un bateau. C’est comme une maison d’autrefois où je rentre après ce long temps. Les vagues qui la portent arrivent tout droit du Bosphore, chargées de visions familières. Je reconnais mon