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décréter une croisade d’inquisiteurs contre la France méridionale. La double mission du saint-siège au XIIIe siècle, la primauté en Italie et le rétablissement des disciplines religieuses, commençait donc par l’œuvre politique du plus grand homme d’état de l’église au moyen âge ; elle ne pouvait durer que par la suite de cette même politique, et, plus encore qu’autrefois, la force spirituelle du saint-siège avait pour condition un intérêt temporel. C’est pourquoi Innocent et son sacré-collège accueillirent avec un si sincère étonnement la rêverie évangélique de ces douze inconnus qui, du fond de l’Ombrie, venaient solliciter du vicaire de Dieu la permission de prêcher aux simples, de mendier pour les affamés, de consoler les mourans et de se partager la conquête du monde en possédant pour tout fief le petit champ et la chapelle en ruines de la Portiuncule, au pied de la colline d’Assise.

Si saint François n’avait à demander à l’église séculière, pour l’institut nouveau, qu’un parchemin revêtu du sceau pontifical, d’autre part, du côté de l’ordre monacal, il n’avait à attendre ni encouragement, ni exemple. L’œuvre franciscaine fut, en effet, la contradiction même du vieux monachisme. Celui-ci avait été, dans le siècle d’horrible désordre que vit saint Benoît, le port de salut où les plus nobles âmes s’étaient réfugiées. Il reposait sur cette idée que la vie civile est pernicieuse et que l’isolement du fidèle au fond d’une cellule est la meilleure préparation à la mort des saints. Saint Bruno, au XIe siècle, fonda la chartreuse sur la même pensée. O beata solitudo, o sola beatitudo ! Les cloîtres, ensevelis dans l’ombre des bois, perdus sur la cime des montagnes, ne semblaient jamais assez éloignés des villes et du commerce des hommes. Pour se conformer à la parole de Dieu, pour goûter en sa plénitude la douceur de Dieu, il fallait se purifier d’abord de tout amour, de tout orgueil, de tout souvenir terrestre. Le détachement absolu de tout ce qui n’est point Jésus fut le plus fréquent précepte de ce livre de l’Imitation qui, vers le soir du moyen âge, recueillit, comme en un testament mélancolique, le découragement et la tristesse de ces amis de la solitude. « Ferme ta porte sur toi et appelle à toi Jésus ton bien-aimé ; demeure avec lui dans ta cellule, car tu ne trouveras point ailleurs de paix aussi profonde. » Le moine disait donc adieu au monde ; bien plus, il le méprisait et le redoutait. Sur le seuil même du couvent, il mettait en tremblant le pied dans la région diabolique, pleine d’embûches et de mortelles séductions. Le moine de Novalèse, dans le Mont-Cenis, était persuadé que le démon rôdait sans cesse par la montagne, sous forme de serpens ou de jeunes filles ; il rentrait en hâte parmi ses frères,