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et qui peut-être même, à la faveur de ses succès mondains, pouvait d’autant mieux jouer son rôle de politique chargé de tout voir, d’observer les choses et les hommes, de démêler ce qu’il y avait définitivement à attendre ou à craindre de cette France si prodigieusement transformée. Il n’avait pas seulement l’avantage de relations faciles avec les personnages du jour, surtout d’une familiarité promptement établie avec M. de Talleyrand, tant que celui-ci était ministre, et même quand il n’était plus ministre. Il avait mieux ; il avait la faveur de l’empereur, qui avait pris du goût pour sa personne, qui était plus libre, plus ouvert avec lui qu’avec tous les représentans étrangers. Napoléon ne se livrait pas plus à lui qu’à d’autres et ne disait après tout que ce qu’il voulait dire ; il n’aimait pas moins à l’attirer, à l’entretenir avec une certaine affectation d’intimité et d’abandon. Il ne craignait pas quelquefois de lui parler de ses affaires, de sa fortune, des hommes qui l’entouraient, de ses ministres aussi bien que de la situation de l’Europe. Tantôt il déroulait devant lui de vastes plans de politique qui ne tendaient à rien moins qu’à un partage éventuel, prochain de l’empire ottoman et où il réservait une place à l’Autriche. « Il n’est pas encore question de partage, lui disait-il, mais quand il en sera question, je vous le dirai et il faut que vous en soyez. » Tantôt, avec cet ambassadeur qu’il traitait en ami, il entrait dans d’intimes détails de cour, et il insinuait qu’on n’était pas toujours bien pour lui à Vienne, qu’un mot de l’empereur pourrait et devrait faire cesser tous les mauvais propos, que si l’on voulait vivre en paix, il fallait avoir, entre souverains, des procédés de courtoisie, des attentions qu’il était prêt, lui, à prodiguer, qu’on ne lui rendait pas toujours.

Napoléon ne laissait échapper aucune occasion de traiter l’ambassadeur en personnage privilégié. L’ambassadeur se prêtait avec empressement à cette intimité dont il sentait le prix, et il s’est même vanté depuis d’avoir eu avec Napoléon, « pendant plusieurs années, des relations sans exemple dans la vie d’un autre que d’un Français. » Il entrait dans ces conversations en homme bien ne et habile, qui, en sachant garder sa liberté de parole, savait aussi, au besoin, flatter son puissant interlocuteur : témoin le jour où l’empereur lui disait familièrement qu’il était bien jeune pour représenter la plus vieille monarchie de l’Europe et où il répondait : « Sire, mon âge est celui qu’avait Votre Majesté à Austerlitz ! » À part des mots de courtisan, et celui-là n’était pas le seul, ni le moins extraordinaire, le comte de Metternich, avec ses apparences de légèreté, avait à un rare degré l’art de la mesure, de la réserve. Il savait éviter dans le monde les paroles hasardeuses qui auraient été bientôt commentées, et il méritait que Napoléon, un peu agacé de quelques conversations de diplomates, lui dît un jour : « Vous,