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historiques, si vigoureuses en ce temps-ci et pleines de sève : le drame.

Fort bien ! mais cette théorie, comment Hugo y était-il parvenu ? Est-ce par une pratique familière de la nature et de l’histoire qu’il avait acquis le droit de leur adresser de pareilles déclarations ? n’avait-il fait que façonner en doctrine les opinions acquises par un long exercice, une habituelle observation de l’une et de l’autre ? Mais, jamais, on le sait assez, il n’a pu seulement se connaître lui-même ni connaître son histoire. Qu’on lise le curieux livre de M. Biré, Victor Hugo avant 1830, ce dossier formé par un greffier attaché à tous les pas d’un grand homme. Le greffier est honnête et instruit ; il paraît tatillon et taquin à la longue, lorsqu’il n’est que minutieux et scrupuleux. C’est que, perpétuellement et jusque dans le détail, il constate la fausseté des récits que le grand homme a faits ou laissé faire sur lui-même. Qui faut-il accuser ? La mémoire de Hugo ? Mais dans telle lettre, écrite des bords du Rhin, après une journée de voyage, sans aucune note, il cite cinquante noms de châteaux, plus bizarres les uns que les autres, et les noms des constructeurs et les dates. Faut-il le taxer de mensonge ? À Dieu ne plaise ! « Cela sent son pédant et son petit génie, » comme dit don Salluste à Ruy Blas, d’employer de tels mots pour un tel homme. Non, Hugo ne ment pas ; il voit la vie, sa propre vie, autrement qu’elle n’a été ou qu’elle n’est : il la voit mieux composée. Il n’aperçoit tel fait que modifié, corrigé, mis d’accord avec tel autre ou bien en contraste, enfin mis en pendant. Il établit nature dément des antithèses en forçant les faits, à la manière de ces gens dont par le Pascal, qui en établissent « en forçant les mots, comme on fait de fausses fenêtres pour la symétrie. » Tant qu’il est royaliste, il voit son grand-père menuisier, ses aïeux cultivateurs ; quand il devient libéral, il se découvre une illustre lignée d’ancêtres, tous nobles jusque par-delà le seizième siècle : ainsi de tout le reste. Voilà proprement sa manière de voir ; ou plutôt il ne voit pas, il est un voyant ; il est un exemplaire magnifique de cette classe que Malebranche appelait celle des « visionnaires de l’imagination. » Il n’aperçoit que dans une vision même les réalités qui le touchent, même la sienne propre ; comment connaîtrait-il ces objets plus éloignés, le caractère des autres hommes et leur histoire ? c’est que sa faculté maîtresse, en effet, nous le savons et nous ne pouvons plus l’oublier, n’est pas l’observation, mais l’imagination, et de quelle sorte ? L’imagination du contraste. Il ne peut percevoir ni concevoir une croix blanche sur un fond noir sans qu’elle se double d’une croix noire sur un fond blanc. De même, lorsqu’il imagine des êtres moraux, c’est d’ordinaire par couples ; chacun n’est que le contraire d’un autre ; et, comme rien n’est plus contraire à rien qu’une abstraction à une abstraction, c’est le plus souvent des couples d’abstractions qu’il invente. Enfin, examinez l’une d’elles : vous avez chance de trouver qu’elle est faite de