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Mais le propre des ambitions est de s’élever à mesure qu'elles sont satisfaites et de se déplacer en s’élevant. Grimm, qui se sent la vocation des affaires publiques, profite des relations que lui a créées la Correspondance pour s’introduire personnellement dans les cours; il s’y fait connaître et apprécier par des voyages répétés, devient le factotum et le confident des princesses. Le fils du pasteur de Ratisbonne avait fini par être une sorte de diplomate officieux et de chargé d’affaires cosmopolite; il avait visité toutes les capitales de l’Europe; il avait assisté à l’élection et au couronnement de trois empereurs d’Allemagne; il était ministre plénipotentiaire, avait été baronisé, portait un ordre sur sa poitrine; il avait ses entrées à Versailles, était reçu avec distinction par Frédéric et jouissait près de Catherine d’une faveur extraordinaire. Grimm, enfin, possédait maintenant plus que l’aisance, la fortune, et, ayant su se refaire un intérieur après la mort de Mme d'Epinay, il pouvait déjà se voir écoulant tranquillement ses dernières années dans la retraite rurale du château de Varennes.

C'est sur ces entrefaites que deux catastrophes, coup sur coup, jetèrent bas l’édifice de bonheur que Grimm avait mis quarante ans à élever. La révolution le chassa de Paris, sa patrie d’élection, et le dépouilla de tout ce qu'il possédait. Une chose lui restait néanmoins dans ce désastre, Catherine et les bienfaits de Catherine, des générosités qui le mettaient au-dessus du besoin et un intérêt qui le rattachait à la vie. Mais non, un second coup, encore plus fatal que le premier, lui enlève subitement sa protectrice. c’est alors, pendant les dix années qu'il lui reste à vivre, que l’infortuné vide véritablement jusqu'à la lie la coupe de l’adversité. Il a conservé sa pension, mais le toit qui l’abrite, les meubles dont il se sert, la vaisselle dans laquelle il mange, lui sont prêtés. Les infirmités vont naturellement en s’aggravant : sa vue affaiblie ne lui permet plus d’écrire, et ses doigts ankylosés ne peuvent plus se promener sur le clavier. l’ennui de la petite ville le consume. Enfin, et pour surcroît d’amertume, la révolution triomphe. L'ordre de choses que Grimm avait connu et goûté achève de disparaître sous l’épée de Napoléon après s’être écroulé dans les convulsions du jacobinisme, et, quand l’octogénaire sort de la léthargie de ses derniers jours, c’est pour entendre tonner le canon d’Austerlitz ou d’Iéna, ou pour apprendre la paix de Tilsitt. Véritablement, la mesure était comble et la tragédie de cette existence consommée.


EDMOND SCHERER.