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Soit humeur croissante contre les platitudes de la presse parisienne, soit certitude de se rencontrer avec les inclinations de sa correspondante, Grimm s’abandonne maintenant avec plus de liberté qu'il n'avait encore fait à sa prédilection pour la langue et la littérature germaniques. Frédéric lui avait envoyé son écrit de la Littérature allemande; Grimm a beau admirer le souverain, une critique aussi superficielle le révolte. « On ne peut nier, écrit-il à Catherine, que l'auguste écrivain ne parle de l’allemand comme un aveugle des couleurs. Cela est bien moral, pour ceux qui réfléchissent, de voir un grand prince et, qui pis est, une grande tête, qui donne tous les jours un temps considérable à la lecture, vivre au milieu de sa patrie, dont la capitale possède plusieurs écrivains de la première force, sans en rien savoir, sans se douter que sa langue maternelle n’est plus celle qu'on parlait et écrivait il y a soixante ou quatre-vingts ans ; et qui, de la meilleure foi du monde, ignore tout ce qu'on a écrit depuis quarante ans tout autour de lui, et la révolution qui en est arrivée dans la langue et dans les têtes allemandes, et qui, par conséquent, ne peut entrevoir que la plupart des écrits de sa patrie valent mieux que toutes ces brochures insipides qu'on voit paraître à Paris, et où les idées de quelques grandes têtes sont répétées, délayées et défigurées en mille manières diverses.» (1781.)

Catherine abonde dans le sens de Grimm, un peu aveuglément, il faut le reconnaître, à tort et à travers, prenant déjà les Thummel et les Schummel pour des Voltaire, ce « dieu de l’agrément. » « Dieu me pardonne ! dit-elle dans son désir de rattacher le nouveau culte à l’ancien, je crois que c’est lui qui leur a appris à écrire. » L’Allgemeine deutsche Bibliothek lui paraît « une archive de génie, de raison, d’ironie, et de tout ce qu'il y a de plus égayant pour l'esprit et la raison... Cette littérature tudesque, ajoute-t-elle, laisse tout le reste du monde grandement derrière elle, et va à pas de géant[1]. » Grimm, là-dessus, de renchérir à son tour et sur lui-même. « Ce qu'il y a de sûr et de vrai, c’est que la langue allemande, sous les plumes qui l’ont maniée depuis une trentaine d’années, est devenue l’une des plus belles langues d’entre les modernes, comme elle est par son propre fonds l’une des plus riches. » La flatterie aidant et lui ordonnant de faire une place à l’empire que

  1. La Bibliothèque universelle allemande (1765-1791), ainsi que les autres revues littéraires fondées par le libraire Nicolaï, représentait ce qu'on pourrait appeler l’esprit et le talent de Leasing par opposition à ce qui allait être l’inspiration de génies supérieurs. Et l’on comprend, en effet, que Catherine y ait pris plaisir. Pour ce qui est de Grimm, s’il ne nomme dans ses lettres aucun des grands écrivains de l’Allemagne contemporaine, il ne les aurait pas moins, au dire de son biographe, connus et admirés. « Personne, écrit Meister, ne fut plus frappé de l’originalité des premières productions de Goethe, de Herder et de Schiller. »