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prosternée devant lui. Vient-il exécuter la sentence de mort que, dans le premier moment de désespoir, il a portée contre elle ? Vient-il, tout au moins, lui reprocher son crime et la maudire ? Non, il vient lui pardonner, avant de marcher à sa dernière bataille. Quoi qu’il arrive, il ne verra plus cette royale beauté, ces cheveux d’or, autrefois son orgueil, ces beaux cheveux, avec lesquels il aimait à jouer, « lorsque ne savait pas ! .. » Comment lui dire adieu ? Peut-il toucher ses lèvres ? Elles ne sont pas, elles n’ont jamais été à lui. Peut-il toucher sa main ? Mais cette main, c’est encore de la chair, et sa propre chair pourrait tressaillir à ce contact, car il l’aime encore ! Cet amour n’aura plus de satisfaction sur la terre ; mais pourquoi, dans une vie nouvelle, ne retrouverait-il pas sa Guinèvre, purifiée par le pardon divin ? « Oh ! je t’en prie, laisse-moi cette dernière espérance ! Et maintenant, il faut que je parte. J’entends, dans la nuit, la trompette qui sonne ; ils appellent leur roi… » Toujours muette, toujours couchée à ses pieds, la face contre terre, elle sent comme un souffle errer sur son cou ; dans les ténèbres, au-dessus de sa tête courbée, elle sent des mains qui s’agitent pour bénir. Il est parti. Pâle, elle se dresse, elle écoute jusqu’à ce que le bruit des talons de fer se soit éteint dans l’éloignement.

Le voici, le lugubre champ de bataille, où l’âme livre sa dernière lutte avant d’entrer dans l’inconnu. Un brouillard symbolique, image des doutes qui pèsent sur notre destinée, enveloppe les combattans. Au-dessus d’eux planent les ombres des guerriers disparus : ce sont les souvenirs de toute une vie réveillés par l’approche du moment suprême. Les uns meurent en blasphémant, les autres tombent en invoquant le Christ. Vers le soir, il se fait un grand silence ; la marée monte, envahit le champ de bataille, léchant les faces blêmes et jouant avec les cimiers vides. Il n’y a plus que deux êtres vivans sur l’immense plaine : Arthur et son chevalier, Bedivir. Le fidèle serviteur a transporté son maître dans une chapelle voisine ; mais l’heure des secours humains est passée. Une barque s’approche du rivage pour recueillir le glorieux blessé. Trois reines l’y reçoivent ; ce sont les mêmes qui ont présidé à son couronnement : reconnaissez en elles les grandes vertus chrétiennes. « Adieu, dit Arthur à Bedivir ; je vais loin d’ici avec celles que tu vois, — du moins, je le crois, car un doute obscurcit encore mon esprit. Je vais dans la vallée d’Avilion, où ne tombe jamais ni grêle, ni pluie, ni neige, où le vent ne souffle jamais en tempête ; heureuse vallée aux grasses prairies, aux rians vergers, aux retraites ombreuses ; les flots tièdes et calmes lui font une ceinture. C’est là que je guérirai ma terrible blessure. » Le navire s’éloigne ; Bedivir le suit des yeux, montant de roc en roc, d’assise en assise, jusqu’au sommet du promontoire. Toujours diminuant, le petit point finit par s’engloutir dans la