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consommation du pain. Aujourd’hui même que la république argentine, après une régénération agricole complète, est devenue un pays d’exportation de blé, l’usage du pain n’y est pas encore général dans la campagne, et il est partout pour les paysans un objet de luxe au même titre que les pâtisseries dans les villes. Il nous est arrivé, en nous éloignant des villages, d’en manquer pendant plusieurs jours; et de ne pouvoir renouveler même notre provision de biscuit sec.

Les cinquante années de guerre civile qui suivirent la proclamation de l’indépendance empêchèrent le paysan de profiter du régime de liberté commerciale que celle-ci lui assurait. Le Chili, pendant cette longue période, s’habitua à être le grenier des républiques américaines du Sud. Depuis le commencement du XVIIe siècle, l’agriculture y prospérait, encouragée qu’elle était par les demandes de son riche voisin, le Pérou. Celui-ci avait dû renoncer à produire son blé à la suite du tremblement de terre de 1687, qui amena une épidémie meurtrière dans les vallées voisines de Lima, infligea aux blés de la région une maladie inconnue dont les effets furent tels que, jamais depuis, leur culture ne donna aucun résultat. Une hausse considérable en fut la conséquence; le prix s’en éleva, en 1695, jusqu’à 25 et 30 piastres la fanègue, mesure du poids de 100 kilos. La culture du blé, encouragée par ces prix inespérés, s’implanta au Chili, l’exportation s’en développa, se répandit jusqu’au littoral de l’Atlantique; les habitans des rives de la Plata s’habituèrent à recevoir ce secours annuel et oublièrent que leur sol, ravagé par la guerre civile, eût pu leur donner d’aussi abondantes récoltes. On ne parlait au Chili que de riches cultivateurs, pendant que la pauvreté du chacarero, le fermier pampéen, était proverbiale; on disait: pauvre comme un chacarero, c’était assez pour qu’il le restât.

Enfin, tout d’un coup, en 1870, un phénomène se produisit sans avoir été pour ainsi dire prévu : les farines du Chili arrivèrent à Buenos-Aires à leur heure, mais ne trouvèrent plus acheteur ; le marché était encombré de produits indigènes. L’agriculture locale était née ; elle avait, depuis 1864, exploité le débouché que lui. ouvraient, pendant la guerre du Paraguay, les besoins des armées alliées; la guerre finie, elle était prête à fournir seule toute la région platéenne. Cette année lut une année de ruine pour les négocians, qui avaient pris l’habitude d’encaisser de beaux profits sur les importations de farines chiliennes. Ils s’étaient laissé surprendre par cette éclosion de l’agriculture pampéenne dont ils avaient négligé de surveiller l’incubation.