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où l’esprit et les lettres avaient du reste leur part. Grimm donnait une fois par semaine, dans son appartement de l’hôtel de Frise, des dîners de garçons, dont étaient Diderot, Rousseau, Helvétius, Marmontel et où « régnait, nous dit ce dernier, une liberté franche. » Rousseau, s’il faut en croire le même témoin, se distinguait dans ce monde joyeux par une réserve craintive, une susceptibilité inquiète, une attitude d’observation et de défiance. Les récits de l’auteur des Confessions ne nous offrent rien de semblable. Ils nous font assister à d’autres repas, ceux que Jean-Jacques lui-même donnait quelquefois à Grimm et à Klupfel, ses plus intimes amis de cette époque. « La sensualité ne présidait pas à nos petites orgies, mais la joie y suppléait, et nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions plus nous quitter. » On plaisantait Grimm de ses germanismes, car, nous fait-on observer, « il n’était pas encore devenu puriste. » Klupfel, lui, payait son écot en polissonneries. Et les polissonneries, ainsi que le montre la suite du récit, ne se bornaient pas toujours aux propos de table. Il y a une aventure de la rue des Moineaux qui ne supporte guère d’être redite, et dont je ne parlerais point si je n’en trouvais le souvenir dans une lettre écrite quinze ans après. Klupfel, malgré son genre particulier de gaîté, était, à l’époque de son séjour à Paris, le chapelain du jeune prince de Saxe-Gotha. Il devint ensuite le gouverneur du prince à la place du comte de Thun, puis échangea ces fonctions contre quelque autre place à Gotha même, se rangea et se maria. Il revoyait quelquefois Grimm dans les voyages que celui-ci faisait en Allemagne et il lui écrivait dans les intervalles pour lui demander toute sorte de services. C’est Grimm qui lui faisait faire ses perruques à Paris, qui envoyait à sa femme de l’élixir pour les dents, et qui faisait graver le frontispice de l’Almanach de Gotha, à la naissance duquel nous fait assister une correspondance retrouvée par M. Tourneux. Klupfel avait conservé un souvenir non moins fidèle à Rousseau. « J’avoue que je serais bien charmé de le revoir, écrit-il à Grimm. Vous savez comme j’ai été avec lui. Je l’aime toujours parce que je ne puis que me le représenter toujours tel que l’ai connu. » Et une autre fois, après avoir lu les Lettres de la montagne : « Ce pauvre Rousseau s’écarte furieusement de mon système de tranquillité générale. Aussi faudra-t-il l’abandonner et ne garder de lui que ce qu’il a été dans la rue des Moineaux. » Il est juste, toutefois, de rappeler qu’il y a, dans la correspondance de Rousseau, une lettre de cette époque même, adressée à Klupfel, et du ton le plus affectueux. Rousseau voudrait pouvoir espérer de le revoir. « Ce serait une grande consolation pour moi de vous embrasser