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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

immobiles, et que la plus grande chance de durée réside dans le renouvellement incessant des classes supérieures. Que les décadens aient trouvé pour eux-mêmes une expression juste, c’est possible. Ils voient jaune, parce qu’ils ont la jaunisse. A côté d’eux, sous leurs pieds, la sève monte, frissonne et s’épanouit. Aveugles pour tout le reste, ils ressemblent à ces bonzes de l’Inde qui contemplent l’univers dans leur nombril.

Raisonnons cependant, et tâchons de définir le tempérament politique de ce peuple, sans dénigrement et sans flatterie. Il est incontestable que le grand nombre est indifférent aux questions politiques. Nous sommes, dans la France entière, quelques milliers, et dans le département, quelques centaines qui menons grand bruit autour de nos combinaisons. Le tapage des discours et des journaux lait illusion de loin. La foule ne s’en soucie guère, ou ne s’émeut que par accès pour retomber ensuite dans un calme plat. La politique d’un cultivateur, c’est de bien vendre son blé ; celle d’un vigneron, de n’être pas gouverné par son curé ; celle de l’ouvrier, de se sentir mal à l’aise partout, et d’aspirer à un changement quel conque. Le manant dégrossi veut devenir bourgeois, et le bourgeois défend comme il peut ses prérogatives. Nulle part, on ne rencontre ces vertus civiques qui, selon Montesquieu, sont nécessaires à la république. Le goût des affaires, la connaissance des hommes, des aptitudes administratives remarquables, et, dans toutes les classes, un amour sincère de la patrie, voilà des dons qui ne sont point à dédaigner. Mais, à l’exception du patriotisme, dont les élans sont rares, la plupart de nos qualités se déploient dans une sphère étroite, et le sens de l’intérêt général est peu répandu.

Il ne faut pas oublier qu’en Europe, la conscience des peuples s’est éveillée tard, et que, sans « la servitude volontaire » flétrie par La Boétie, les nations modernes n’existeraient pas. Les échanges de provinces, les guerres de conquête, et toutes les entreprises royales n’auraient pas été possibles si le dernier des paysans avait été appelé à donner son avis sur les affaires publiques. Chacun aurait voulu limiter la patrie à son horizon immédiat, et l’on aurait eu l’Italie du xve siècle, ou la Grèce antique, c’est-à-dire de petites communautés glorieuses, jalouses, éphémères, incapables de réparer leurs brèches. Au contraire, voici des demi-barbares, animés de sentimens vagues et puissans, aimant la guerre pour la guerre, servant à leur insu l’ambition de leurs chefs : ceux-ci sur veillent attentivement les agitations sourdes, les craquemens de cette masse confuse. Au premier symptôme de fermentation religieuse, sociale ou politique, ils tournent la fureur du peuple contre leurs propres ennemis ; et la lave incandescente des passions tumul-