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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

la mêlée démocratique. Sans doute, un observateur qui s’arme d’un monocle impitoyable et qui examine chaque groupe séparément, remarque plus d’un détail choquant ou vulgaire : l’ensemble est vigoureux et sain. Des salons seraient trop étroits pour contenir cette foule au geste exubérant ; elle s’y sentirait mal à l’aise. Mais dans l’immense nef, où toutes les coteries sont noyées, elle déploie une grâce imposante et mâle.

III.

Vigueur et santé : telle est, en effet, l’impression dominante que nous rapporterons du département. Repassons, dans une vision rapide, les grands horizons aux lignes onduleuses, les blés à perte de vue, les coteaux chargés de vigne, les royales forêts percées de larges trouées, les friches que la charrue envahit ; puis les gros villages avec leur odeur d’étable et de foin coupé, les petites villes endormies, les usines pleines d’une sombre activité. En même temps, les figures défilent sous nos yeux : paysans obstinés, un peu lourds; marchands bavards et industrieux; ouvriers adroits et phraseurs; bourgeois timides et honnêtes. Presque tout le monde travaille. Pardessus les divergences particulières, les rancunes et les rivalités de classe, plane une atmosphère de bonne humeur. Une vapeur lumineuse adoucit les angles des préjugés et des passions. Elle flotte partout, impalpable et légère. Elle déride sur la colline la vieillesse morose du château féodal ; elle rafraîchit dans la plaine le laboureur qui supporte le poids du jour ; elle passe comme un souffle sur le front du manœuvre ruisselant devant la gueule béante des hauts-fourneaux. Le paysan, naturellement grave, n’y résiste pas : le contact de son semblable le réveille ; il éclate en plaisanteries salées, en dictons et en images. Des adversaires prêts à s’entre-dévorer s’arrêtent tout à coup et se regardent en riant comme des augures. Même caractère, même climat : le nôtre est souvent excessif. La chaleur arrive, imprévue, tropicale. On sèche, on devient mauvais. Puis, soudain, le vent d’ouest amène une petite brise de mer. Le lendemain on se lève avec une chanson sur les lèvres, et les cauchemars s’en vont en fumée. Si, dans un tableau du pays, on oubliait cette nuance d’insouciance et de gaîté, les tons paraîtraient criards et faux, les groupes seraient trop tranchés. Ce ne serait plus la vraie France, mais une peinture de fantaisie, poussée au noir, comme des barbouilleurs d’enseignes politiques en fabriquent tous les jours pour les besoins de la cause.

Le seul témoignage de nos yeux ne devrait-il pas nous rassurer contre les prédictions des médecins Tant pis ? Cette mosaïque de