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de fois cette phrase familière ne vous a-t-elle pas été dite par quelqu’un de ces pauvres diables auxquels la vie n’a pas été clémente, sur lesquels la mauvaise chance s’est abattue et qui ont sombré sur l’écueil de la misère ! Il ne faut pas grand temps, en effet, pour manger une couple de cent francs lorsque le travail ne va pas, ou lorsque le pharmacien réclame toutes les semaines le paiement de sa note. C’est la véritable utilité de l’épargne de permettre au travailleur de passer ces mauvais jours sans être obligé d’avoir recours au crédit et sans contracter des dettes dont le fardeau continuerait de peser lourdement sur son existence. Pour quelques-uns même, mais ceux-là sont des privilégiés, l’épargne joue un rôle plus important. A un certain moment, elle peut les aider à constituer cette première mise de fonds, ce capital embryonnaire qui sera pour eux le commencement de l’aisance et même de la fortune. Il y a dans notre société nombre d’exemples d’hommes qui sont partis des rangs les plus humbles des travailleurs et qui sont parvenus les uns au sommet, les autres à différens degrés de l’échelle industrielle. La constitution d’un petit fonds à la caisse d’épargne leur a souvent servi à franchir le premier échelon. Mais tous n’y parviennent point, pas plus que tous les soldats, pour avoir le bâton de maréchal de France dans leur giberne, n’arrivent à être généraux de division ou même colonels. Le plus grand nombre, parmi les meilleurs, reste caporal ou sergent. Il en est de même de l’ouvrier, dont un livret de caisse d’épargne est le premier galon. Pour le plus grand nombre, la somme déposée est une réserve pour les mauvais jours, réserve bien vite épuisée si les mauvais jours se prolongent. A supposer même que ce dépôt puisse rester intact et s’accroître chaque année, un moment viendra cependant où il faudra nécessairement l’entamer : c’est quand le dos se voûtera, quand les membres se raidiront, quand la vue deviendra faible, en un mot, quand la vieillesse arrivera. Or, la vieillesse vient vite pour le travailleur. Après vingt-cinq ou trente ans de labeur, c’est-à-dire à partir de cinquante-cinq ou soixante ans, l’homme commence à s’user ; encore quelques années, il deviendra impropre à tout travail rémunérateur, et cependant il pourra vivre un certain nombre d’années encore. C’est à ce moment-là que son livret de caisse d’épargne lui servira, pour ne pas tomber à la charge de sa famille ou de la charité publique. Mais combien de temps pourra durer cette ressource ? S’il entame le capital, ne s’expose-t-il pas, au bout de quelques années, à ce que ce capital soit entièrement dévoré ? Et, d’un autre côté, comment vivre uniquement avec les 80 francs de revenu d’un capital de 2,000 francs, chiffre auquel, nous l’avons vu, ses économies atteignent bien rarement. L’insuffisance de l’épargne individuelle pour assurer à elle seule la vieillesse du