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lui, prêt à lui disputer les sympathies de la foule, et vous comprenez que la partie est sérieuse lorsque toute une population en forme l’enjeu. Si, de plus, vous remarquez que cet homme est pauvre, qu’il a dans son bureau trois chaises de paille pour tout mobilier ; si l’on vous apprend que sa porte est toujours ouverte aux plaideurs besogneux, et que, sauf la satisfaction de ses passions politiques, il ne tire aucun profit personnel de sa popularité ; qu’au contraire, il a perdu de gaîté de cœur une brillante clientèle en affichant ses opinions ; si l’on ajoute enfin qu’il est l’âme de tous les conciliabules à vingt lieues à la ronde, vous comprendrez sans peine que ce bourgeois démocrate ait supplanté son voisin boudeur et désœuvré.

Ce n’est pas toujours une question d’opinion : il y a, paraît-il, des cercles catholiques d’ouvriers en pleine prospérité ; soyez sûrs que l’étiquette n’y fait rien ou peu de chose. La grande affaire est de s’occuper du peuple avec sympathie et avec intelligence. La charité privée ne suffit pas. D’abord, c’est une poignée de sable jetée au monstre. Puis, dans nos campagnes, elle se trompe de date. Elle s’adresse à une démocratie qui ne demande pas l’aumône, qui la trouve blessante, et qui tient encore plus à ses droits qu’à son bienêtre. La bienfaisance toute seule, au lieu de rapprocher les distances, les fait plus vivement sentir. Comme elle est forcément temporaire, elle consacre l’inégalité des conditions. Elle en est le palliatif, mais non pas le remède. La passion de l’égalité rend amer le pain d’autrui. Voilà ce que la bourgeoisie de province comprend difficilement. Sa vanité ne peut supporter celle des autres. Dès que les classes laborieuses ne se présentent plus à elle dans une attitude suppliante, elle en abandonne la direction à des pharmaciens chevelus, à des tanneurs barbus, en un mot à tous les industriels que la nature de leur profession met en contact avec les humbles. Dès lors toute la vitalité des petites villes se réfugie dans les régions inférieures. On s’endort en haut : en bas, on s’agite ; on forme des syndicats, des sociétés de secours mutuels, des compagnies de pompiers ; on se réunit pour banqueter, pour fêter les saints du calendrier républicain ; on déclame à tort et à travers ; mais ce qu’on connaît le moins, c’est la torpeur. Ce fameux sommeil de la province, auquel on croit à Paris, est un trompe-l’œil. Sous l’eau dormante, la vie pullule dans le clair-obscur des petits métiers et des esprits médiocres : les philanthropes, les hommes politiques doivent plonger courageusement pour aller la chercher.

Le peuple est ingrat et léger, soit ; sa faveur est aussi changeante que les flots de la mer. Comment expliquer cependant que toute influence locale soit fondée sur des services rendus, et réciproque-