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ne lui avait jamais été dit ainsi. Étonnée, charmée de cette audace, elle jette le fer loin d’elle. Hier, pour distraire ses ennuis, elle appelait de ses vœux ne fût-ce qu’une heure d’amour. Elle aimera donc ou, du moins, elle permettra qu’on l’aime, mais une nuit seulement, car, elle l’a juré, le pêcheur mourra demain.

Ce soir, on lui met donc la pourpre sur les épaules et des roses dans les cheveux. Le palais est en fête, et quand, la nuit venue, Cléopâtre reste seule avec Manassès, elle tient ses promesses.

Mais voici le jour : elle doit tenir aussi son serment. Elle voudrait maintenant le reprendre. Quelques heures de volupté l’ont abaissée devant l’homme qu’elle croyait n’élever à elle que pour le précipiter de plus haut. Elle l’aime autant qu’elle en est aimée, et lorsque le jeune homme, éveillé de son rêve, prend la coupe mortelle, Cléopâtre éperdue le supplie de la jeter et de vivre. À ce moment, éclatent les fanfares romaines : c’est Antoine qui revient à l’improviste. Manassès n’hésite plus ; il lève encore un regard sur la reine : « Je vous aime ! » lui dit-il pour la dernière fois ; il boit et tombe.

Il n’y avait pas là matière à trois actes d’opéra ; un seul peut-être, deux au plus auraient suffi. L’action est presque nulle dans le drame, et les péripéties n’existent pas. Le musicien ne pouvait donner à son œuvre qu’un intérêt : celui de la couleur, mais d’une couleur intense, à la manière de Théophile Gautier : « Le soleil du midi décochait ses flèches de plomb ; les vases cendrées des rives du fleuve lançaient de flamboyantes réverbérations ; une lumière crue, éclatante et poussiéreuse à force d’intensité, ruisselait en torrens de flamme ; l’azur du ciel blanchissait de chaleur comme un métal à la fournaise ; une brume ardente et rousse fumait à l’horizon incendié. Pas un nuage ne tranchait sur ce ciel invariable et morne comme l’éternité. » C’est sous le soleil aveuglant que Gautier fait ainsi voguer, sur les eaux chauffées du fleuve, la galère de Cléopâtre. Massé affadit les tons : il préfère le clair de lune et la barcarolle avec chœurs à bouche fermée. Harmonieuse d’ailleurs au début, séduisante par l’effet des voix éloignées et le charme presque inévitable des chants dans la coulisse, cette barcarolle est insignifiante, en somme, et manque d’originalité locale.

Le premier acte est long et vide. M. Barbier n’a pu le remplir avec le personnage de Charmion, qu’il a inutilement développé. Charmion est l’esclave favorite de Cléopâtre, celle qui, dans le récit de Gaulier, lui défait ses sandales et lui chatouille doucement la plante des pieds avec la barbe d’une plume de paon (recherche un peu trop ingénieuse de la couleur locale) ! Le librettiste a mis au cœur de la jeune esclave un amour silencieux pour le pêcheur. Froidement exprimé par le musicien, cet amour nous touche peu, comme les amours secondaires qui trop souvent alanguissent les opéras ; amours de princesses