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l’autre. C’est une loi aussi constante que l’attraction et la pesanteur. Elle survit aux révolutions les plus profondes, elle tient aux fibres même du cœur. Autrefois, on épousait pour se refaire du jeu et des grandes dépenses de la cour. On épouse maintenant par économie bien entendue et pour soutenir sa maison. La démocratie n’y change rien. La cote des grands noms n’a point baissé ; bien plus : elle a monté. Un titre est de bonne défaite à l’exportation. Les Américains, ces princes des parvenus, en sont les plus friands. Un duc, un comte, un marquis, n’ont qu’à choisir, en France ou à l’étranger. Dans n’importe quelle branche d’industrie, s’il naît une fille, belle ou laide, elle est à eux. Il serait ridicule de crier au scandale. Dans un âge commercial, tout se trafique. Il en est d’un grand nom comme du clos-vougeot ou du laffitte, qu’un seul terroir peut produire. C’est un monopole naturel, qui se paie au prix d’amateur. Il y a une trentaine d’années, notre littérature a beaucoup daubé sur ces alliances. Aujourd’hui, elles sont complètement passées dans les mœurs, ce qui prouve qu’elles répondent à une nécessité sociale. Elles sont, pour la noblesse, la rançon d’une loi très dure, qui lui interdit de faire un aîné, et elles témoignent d’un certain niveau commun entre un sang rarement pur de tout mélange et la haute bourgeoisie, qui ne le cède à cette élite ni par la culture, ni par les manières. Il serait souvent malaisé de saisir la différence entre une duchesse improvisée et une grande dame dont les quartiers sont irréprochables.

La grande propriété est l’accompagnement ordinaire, ou, pour mieux dire, le prix de ces mariages politiques. C’est dans l’isolement majestueux du château seigneurial ou dans le développement princier d’une large vie élégante que la fusion se consomme. Le noble, fidèle à ses traditions de famille, a transformé à son profit la puissance financière du siècle et recouvré comme châtelain une partie de l’influence perdue. Le bourgeois, quand il a respiré cette atmosphère aristocratique, dépouille le vieil homme. Il trouve enfin ce qui lui manquait à la ville : l’espace et le prestige. Il ne sent plus les coudes d’une foule fiévreuse, il n’entend plus les milliers de voix discordantes dont l’ensemble forme la rumeur des grandes cités. Il atteint réellement le faite de son ambition, ce rêve de stabilité qui se dérobait sans cesse à son étreinte. Le spectacle de nos agitations politiques augmente encore chez lui le besoin du repos : la propriété territoriale lui en offre l’image la moins imparfaite. Il n’en jouira peut-être qu’un jour. Mais pendant cette heure fugitive, il aura eu l’illusion de la durée. Ses fils, paisibles possesseurs du domaine acquis, s’étonneront qu’on ait pu végéter dans un entresol et user ses yeux sur des comptes. Demain, ils seront