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jour une source d’inspiration littéraire féconde ? Et qui sait même, à la condition de le bien entendre et de le bien prendre, s’il ne vaudrait pas mieux au fond que l’espèce d’optimisme béat ou visionnaire que nous voyons qu’on lui oppose ? C’est ce que j’essaierai de montrer en prenant occasion à mon tour du Bel-Ami de M. Guy de Maupassant et de la Cruelle Énigme de M. Paul Bourget, puisque c’est eux qui ont provoqué l’étonnement un peu naïf de M. Francisque Sarcey et la colère trop opportuniste de M. Dionys Ordinaire.

M. Guy de Maupassant, dont nous avons eu quelquefois déjà l’occasion de parler, n’avait rien écrit d’aussi considérable et complet en son genre que ce dernier roman. Si sa personnalité n’y est peut-être pas, et surtout dans les premières pages, encore assez dégagée de celle de son maître Flaubert ; si certains procédés y rappellent encore trop les leçons de l’école : Madame Bovary, l’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet ; si M. de Maupassant n’a pas pris son parti de cesser d’observer les choses qui n’en valent pas la peine, et de noter que la porte des Folies-Bergère est « une porte matelassée à battans garnis de cuir, » ou qu’au théâtre on n’aperçoit des personnes assises dans les loges « que leur tête et leur poitrine ; » enfin s’il ne vérifie pas toujours assez exactement le titre des expressions qu’il emprunte ou qu’il crée, comme dans ce bout de phrase : « Il se pensa devenu fou, » et cet autre encore : « Le concierge lui répondit d’une voix où apparaissait une considération pour son locataire ; » Bel-Ami n’en est pas moins ce que M. de Maupassant, pour parler le langage du jour, a écrit de plus fort, et je ne craindrai pas d’ajouter : ce que le roman naturaliste, le roman strictement et vraiment naturaliste, a produit de plus remarquable. Ni Germinal, trop poétique, et, comme on l’a dit, presque épique ; ni Sapho, où se mêlent encore trop de sentimentalisme et d’émotion sympathique ; ni enfin ni surtout Chérie, — ce suprême adieu, nous l’espérons pour lui, de M. de Goncourt au roman, — ne remplissent comme Bel-Ami la formule du naturalisme. J’entends par là que rarement on a de plus près imité le réel, et rarement la main d’un artiste a moins déformé ce que percevait son œil. Tout est ici d’une fidélité, d’une clarté, d’une netteté d’exécution singulière. M. de Maupassant ne voit pas loin, ni bien profondément, mais il voit juste, et ce qu’il voit, il sait le faire voir. Si d’ailleurs, au rebours de M. Bourget, qui nous explique trop ses personnages, M. de Maupassant ne les explique pas assez, ne nous fait pas entrer dans le secret de leur pensée, ne nous dévoile pas les mobiles cachés de leur conduite, on doit dire que peut-être en a-t-il moins besoin qu’un autre, ou même pas du tout, tant sont révélateurs à eux seuls et les gestes, et les attitudes, et les dialogues surtout qu’il note. Comme il y a des paroles, en effet, qui n’ont pas besoin