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pas intéresser et qui n’en ont que plus besoin de se sentir reliés par une fibre sympathique à l’humanité supérieure ou prospère. Si ses livres lui survivent (elle s’était prise à en douter dans sa vieillesse) ils le devront à la noblesse de son enseignement plus qu’à un art qui n’a pas été sans défaut, loin de là.

Oserai-je dire que cet enseignement même ne me paraît pas irréprochable ? qu’il est possible, selon moi, d’en concevoir un, sinon plus pur, du moins plus doux et plus encourageant ? A mon avis, ce réseau à la fois flexible et serré de causes et d’effets, où M. Montégut voit avec raison la formule du roman de George Eliot, cette espèce de filet d’actions premières et de conséquences forcées dans lequel elle enferme l’homme, ressemble un peu trop à la fatalité antique. Si aucun regret, aucun remords, aucun effort ne peuvent jamais « étrangler une de nos actions, » il n’y a plus qu’à se croiser les bras après la faute commise. Il arrive à tant d’entre nous de faire le mal que nous ne voudrions pas, qu’il est cruel de venir nous dire : Ce mal, vous ne le déferez jamais. Il vit et il agit en dehors de votre propre volonté. Sa vitalité est indestructible en vous et hors de vous. — C’est peut-être vrai, mais alors, à quoi bon lutter ? A quoi bon vivre ? Je voudrais aussi à ses héroïnes des cœurs plus faibles, une justice moins exacte envers ceux qu’elles aiment. On ne mesurera jamais le bien que la femme a fait en sachant pardonner, et les femmes de George Eliot pardonnent peu. Dans Romola, à la première action répréhensible commise par Tito, sa femme, qui l’adorait et qui n’avait jamais vu que du bien on lui, se détourne avec aversion. Elle ne fait pas un effort pour l’arrêter sur la pente, il ne lui jaillit pas du cœur un seul mot pour relever un malheureux qui tombe et qui est son époux. Elle l’accable de son mépris et de sa colère et l’abandonne à son sort, parce qu’une créature vertueuse et fière n’a plus rien de commun avec l’homme qu’elle a cessé d’estimer complètement. C’est une manière de comprendre le devoir satisfaisante pour l’orgueil et, en outre, fort commode, mais un peu sommaire. On regrette pour la charmante Romola qu’elle ait eu la conscience tout à fait en repos après cette exécution. George Eliot cite dans ses lettres un cas analogue, qu’elle avait observé dans la vie réelle. Un homme s’enivrait. A force de douceur et d’énergie, à force d’avoir pardonné, sa femme réussit à le guérir de son vice. George Eliot admire la femme, mais elle déclare qu’il peut y avoir deux opinions sur sa conduite : on peut l’approuver ou la blâmer d’avoir supporté un époux dégradé, même dans un dessein louable. Là est l’erreur, la paille du système, introduite par l’orgueil. Il ne peut pas y avoir deux opinions sur la femme de l’ivrogne : elle avait