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tion. Certaines pages du Tannhäuser, de Lohengrin, sont peut-être immortelles. Si nous les signalions, sans doute les wagnériens véritables riraient de notre admiration pour celles-là comme de notre indignation contre les autres. Tannhäuser, Lohengrin, du moins ce que nous en aimons, ce n’est pas encore, ou ce n’est plus du vrai Wagner. Le vrai Wagner serait-il, comme le vrai choléra, celui dont on meurt ? L’ouverture du Tannhäuser, le chœur des pèlerins, le septuor du premier acte, la marche, tout cela pourrait être de Meyerbeer. Les moyens matériels sont plus puissans, l’orchestre est plus nombreux et plus divisé, mais il n’y a là ni réforme ni révolution. De même dans Lohengrin, si directement inspiré de l’Euryanthe de Weber, le premier acte, l’interrogatoire d’Elsa, l’arrivée du chevalier au cygne, les préludes d’orchestre, la marche nuptiale, le début du grand duo d’amour, toutes ces beautés-là, qui sont de premier ordre, ne sont pas exclusivement wagnériennes. Elles s’ajoutent aux beautés connues et aimées, elles ne les contredisent pas.

Depuis Tannhäuser et Lohengrin, Wagner a marché. Il a poussé à l’extrême, à l’absurde, les idées dont il s’est entêté. Il a un système, cela dit tout ; un système comme les philosophes. On est wagnérien comme on est hégélien ou spinoziste ; pas épicurien, par exemple ! car cette école est austère, ennemie de la joie et de la grâce. La vérité, voilà, paraît-il, le fond du système. Wagner l’a, dit-on, versée à flots sur la musique dramatique, qui vieillissait dans la routine et la convention.

Mais d’abord l’art doit exprimer la beauté plus que la vérité. Les deux objets ne sont pas identiques. Le vrai peut être laid et le beau n’être pas vrai. Les chefs-d’œuvre sont-ils autre chose parfois que de sublimes mensonges ? L’art vit de la fiction autant que de la nature. Si vous proscrivez la fiction, il faut supprimer l’art tout entier. La tragédie : fiction, car dans la nature on ne parle pas en vers ; l’opéra : fiction, car dans la nature on ne chante pas, sauf les oiseaux, qui chantent sans paroles. Les marbres de Phidias, les vierges de Raphaël, fictions ! Fictions que ces beautés surhumaines, surnaturelles. Wagner, au fpnd, le sentait et, sous prétexte de détruire, il n’a que changé.

Qu’y a-t-il donc de vrai chez lui ? Ses poèmes ? La Légende du Saint-Graal ou les Règles de la tabulalure ? Il nous parle de vérité ; mais ses livrets sont des énigmes ou des niaiseries, ses héros des pantins. Et son héroïne, l’Éva des Maîtres-Chanleurs ? Je ne crois pas qu’il existe pour une femme un rôle plus ingrat, plus dépourvu de grâce et de tendresse que celui de cette poupée de Nuremberg.

Au moins, disent les wagnériens, on ne niera pas chez Wagner la vérité de l’expression musicale. L’unité de la parole et de la musique va chez lui jusqu’à l’identité. Cette musique se passerait de mots ; sans