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devoir, l’honneur, si vous aimez mieux, et dont les péripéties ne me paraissent dignes d’être observées qu’autant qu’elles aboutissent à la catastrophe où ils ont péri. Une Julia de Trécœur devenue la maîtresse de son beau-père, ou un M. de Frémeuse tranquillement devenu le mari de la femme de son ami, seraient un plat coquin et une femme perdue, dont je ne fais pas métier de m’occuper. Qu’ils aillent figurer dans les romans naturalistes et dans ces études de mœurs qui ne décrivent que celles des laquais ! Mais c’est leur suicide qui leur donne une valeur à mes yeux, parce qu’en effet ce suicide est le témoignage éclatant de ce qu’ils ont su garder de pouvoir sur eux-mêmes jusque dans le paroxysme de la passion, et l’expression abrégée, si je puis ainsi dire, de tout ce qu’ils ont supporté de tortures intérieures et livré de combats douloureux avant que d’en venir à ce dénoûment. M. Feuillet pourrait ajouter que ce suicide est aussi ce qui les relève l’un et l’autre au regard de l’humaine morale. En effet, on admet, il est admis de tout temps que les pires erreurs de la passion portent avec elles une espèce d’excuse quand on y joue résolument sa vie. Il est vrai seulement qu’il faut avoir perdu pour avoir le droit d’invoquer cette excuse. C’en est une pourtant, et c’en est si bien une qu’il semble, en vérité, par instans que le génie de l’homme n’ait pas inventé la tragédie pour une autre raison que pour la faire valoir.

J’aurai sans doute achevé d’expliquer à quoi tient cette puissance d’émotion communicative, si je dis maintenant qu’à ces dons qui sont proprement de l’écrivain ou de l’artiste, M. Feuillet a joint ceux qui sont de l’auteur dramatique. Les grands et mémorables succès que l’auteur du Roman d’un jeune homme pauvre, de Montjoye, du Sphinx, à remportés depuis trente ans au théâtre me permettent ici de passer plus rapidement. Je me bornerai donc à dire que ce don consiste essentiellement dans une rapidité de coup d’œil qui permet de saisir d’abord où est le point vif du sujet que l’on traite, et dans une hardiesse ou une décision d’exécution qui ne recule devant aucun sacrifice nécessaire ou utile à mieux mettre ce point en lumière. Il y a un art, comme l’on dit, quand les personnages sont une fois posés et l’intrigue engagée, d’empêcher le spectateur ou le lecteur de reprendre haleine. Celui qui le connaît et qui sait s’en servir est un auteur dramatique. M. Feuillet l’a possédé. Je n’en voudrais d’autre preuve au besoin que les critiques elles-mêmes que l’on a dirigées autrefois contre Monsieur de Camors et que je rappelais tout à l’heure. Aurai-je établi qu’elles manquaient de fondement solide, et qu’il n’en doit demeurer que ce qu’elles contenaient implicitement d’éloge ?

Il est un dernier principe de l’esthétique idéaliste. C’est que, sans viser un but expressément marqué, les œuvres cependant ne doivent pas laisser, sinon de prouver, tout au moins de signifier quelque chose.